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les petites ruelles tortueuses, fétides, sales, sans air ni lumière, de la mère patrie, et ils s’y trouvent bien. Détail curieux : on prétend qu’en temps de peste et de choléra, c’est le Sam-Pheng qui est le moins éprouvé de tous les quartiers de la capitale siamoise. Cependant le cœur se soulève, rien qu’à voir les détritus et les immondices amoncelés dans tous les coins, au bord des chemins, sur les rives des canaux ; et cela depuis des générations, à ce point que l’on ne sait où marcher et que la plupart des cours d’eau, autrefois navigables, ne sont plus aujourd’hui que boue fétide et consistante qui empêche le jeu bienfaisant des marées. Qui sait ? Peut-être, à force de vivre dans ce milieu pestilentiel, les habitans du Sam-Pheng sont-ils devenus réfractaires à la maladie ?


Au soir, le soleil est encore de feu et illumine splendidement le grand Ménam aux eaux vivantes, large deux fois comme la Seine et chargé de bateaux : grands steamers, barques couvertes, jolis yachts à vapeur, canots-périssoires menés par des femmes et des enfans en bas âge. Par parenthèse, j’ai même aperçu, sur un canal, trois de ces dames renversées par le remous de notre embarcation. Peu après, quand nous sommes repassés, elles avaient amené la périssoire près de la berge et s’occupaient activement à la retourner, à la vider, sans rancune et très gaiement. Tout ce monde, élevé sur l’eau et dans l’eau, est presque amphibie et nage comme de jeunes chiens. Les pagodes royales étincellent demi-masquées dans la verdure comme des diamans sous le soleil. Plus loin, elles étalent toutes les splendeurs de leur miroitante coloration. Nous remontons assez loin le Ménam, et nous le quittons, pour un canal qui bifurque en plusieurs branches, sans préjudice de canaux plus petits, également bordés de boutiques et d’échoppes. Ces petits cours d’eau se perdent dans la brousse, et on ne peut les parcourir que dans des pirogues fort étroites. Rien de plus intéressant que la vie et l’extension du trafic par eau et sur terre dans ce Bangkok. Rien de plus pittoresque, dans le cadre verdoyant des floraisons tropicales, que ces maisons flottantes montant avec le flux le long de leurs piquets d’attache. Lorsqu’un incendie éclate, chacun s’empresse de couper les amarres et d’ancrer sa maison à distance ; et, quand le danger est passé, on reprend le mouillage habituel. Les endroits commerçans sont recherchés, et, comme dans nos rues, ils se louent