Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 2.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un grand passé, d’un haut renom, d’une excellente situation, dominant et recueillant les ressources d’un vaste et beau département. Elle a gagné 3 ou 4 000 habitans. Elle a construit quelques usines, elle a développé sensiblement son commerce et ses relations d’affaires. Mais, en somme, ses habitudes, le voisinage de deux autres grandes villes, Saint-Quentin et Reims, et plus que tout, sa situation sur un mamelon aigu, choisi jadis pour la défense, mais d’autant plus impropre à la vie moderne, l’ont enfermée dans une sorte d’immobilité ; et la vieille ville, malgré les révolutions et les progrès qui se sont accomplis autour d’elle, est restée l’agglomération bourgeoise, administrative et militaire, telle à peu près que l’ancien régime l’avait laissée.


Regardons vivre cette population de 12 500 habitans. Le personnage éminent de la ville et du département est Monsieur le préfet. Il est le successeur des rois, des ducs, des évêques, des intendans, qui, séculairement, ont gouverné et administré le pays. La préfecture est installée dans les bâtimens de l’ancienne abbaye de Saint-Jean ; de sorte que le préfet ne succède pas seulement à tant de nobles personnages, mais aussi aux abbés dont il occupe le couvent. Le monastère délabré, ouvrant à tous les vents ses corridors nus, ses escaliers à rampe de fer, son cloître aux banals piliers refaits au XVIIIe siècle, est glacial et lugubre, et aussi mal approprié que possible à sa destination moderne. Mais les jardins sont beaux, et, de la terrasse qui domine « la Cuve » le préfet peut, en caressant sa moustache, rêver aux grandeurs passées dont il est l’héritier.

Il rêve probablement de tout autre chose. Il espère bien que son séjour dans cette petite ville silencieuse et maussade sera de courte durée. Il se considère là comme en une sorte de purgatoire d’où, par ses mérites et par ses prières, il passera bientôt sous d’autres cieux et dans une résidence plus clémente. Outre ses titres à l’avancement, il a de bonnes raisons d’espérer que son séjour sera court, car, depuis la chute de l’Empire, quinze préfets se sont déjà succédé sous les arcades du monastère laïcisé.

En attendant, le préfet remplit son métier du mieux qu’il peut. Dans l’état actuel de nos mœurs politiques et administratives, ce métier demande un savoir-faire, un talent, un tour de main, une patience, une résignation qui ne peuvent s’obtenir que par une grâce d’état et par l’expérience acquise, dans