Elle n’est pas naturaliste ; car elle tient essentiellement à ce que l’homme soit gouverné par des idées ; elle n’est pas beaucoup plus rationaliste, quoiqu’elle le soit davantage : car elle fait appel continuellement au sentiment. En vérité, elle est très originale dans sa médiocrité. Elle n’est pas de force à embrasser en leur entier et à suivre jusqu’à leur terme les systèmes qui se sont produits avant elle. Elle s’arrête à un certain bon sens moyen, qu’elle soutient comme elle peut d’un appel et d’une confiance aux passions généreuses. De là une certaine valeur pratique que nous avons constatée et, dans le domaine des choses pratiques, une foule d’observations intéressantes et utiles et fécondes. C’est là sa très belle part, et pourquoi il n’en faut jamais parler qu’avec gratitude. De là aussi son impuissance à instituer une philosophie d’ensemble, une politique, ou une morale.
Tout au plus a-t-elle établi tant bien que mal une morale qui est strictement une morale sociale. C’est cette morale d’Helvétius, que M. Ducros analyse très bien et admire trop, et qui n’est qu’une « discipline sociale. » Elle consiste à aimer son pays jusqu’à se sacrifier pour lui, parce que…, parce qu’une bonne éducation vous a donné cette habitude. C’est une morale un peu fragile. Rien ne montre mieux la nécessité de l’idéalisme, sous forme religieuse ou sous une autre forme, que l’inanité pitoyable d’une morale qui prétend se passer de lui. L’homme qui se croit obligé par une religion, l’homme qui se croit obligé par sa « conscience, » l’homme qui se croit obligé par « l’honneur » est un idéaliste. Il rattache sa règle de conduite à quelque chose qui n’est point visible, qui n’est point palpable, qui n’est pas même un sentiment ni une passion, qui n’est pas même un raisonnement. À quoi donc ? À un je ne sais quoi de mystérieux. La morale est toujours fondée sur un mystère. Elle est toujours religieuse, même quand elle croit se séparer de toute religion ; car, dans ce cas, elle est une religion elle-même, quelque chose qui ne se prouve pas et qui se fonde sur soi-même. Il ne faut pas dire : « Ceux qui ne sont guidés que par la morale n’ont pas de religion ; » mais : « Tous ceux qui ont une vraie morale ont encore une religion. » La morale vraie, la seule puissante, est un reste dans l’homme de l’instinct religieux et le remplace. Ceux qui ont perdu toute trace même d’instinct religieux, ou n’ont point de morale du tout, ou en fabriquent une qui n’a aucune vertu.