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Sa maladie, lorsque le bruit s’en est répandu, a provoqué partout une émotion qui est devenue très vive lorsqu’on a su bientôt qu’elle était grave, et bientôt après qu’elle était mortelle. Il ne pouvait pas en être autrement et nous avons dit pourquoi. Il est très possible que la mort de la reine, comme l’a dit encore M. Balfour, marque la fin d’une grande ère de l’histoire britannique. Non pas, à coup sûr, que l’Angleterre doive s’en ressentir tout de suite, ni que l’événement soit appelé à amener un brusque changement dans sa politique. Le roi Edouard VII monte sur le trône à un âge où l’esprit est arrivé à sa pleine maturité : il ne saurait mieux faire que de se conformer aux sages exemples que sa mère lui a donnés, et c’est sans doute ce qu’il fera. Il est connu de toute l’Europe, et il a laissé partout le souvenir d’un prince bienveillant et affable autour duquel les sympathies naissaient naturellement. Ce changement de règne ne saurait avoir aucune conséquence immédiate. Mais on sent d’instinct qu’après soixante-trois ans qu’elle a passés sur le trône, la reine Victoria avait acquis une expérience et une connaissance des affaires sans égales, et que cela disparaît dans son tombeau. Elle y emporte aussi avec elle quelque chose de l’ancienne Angleterre. Après elle, apparaît une Angleterre différente, inévitablement appelée à se transformer encore beaucoup, et les symptômes que nous avons signalés de l’évolution qui s’y opère sont trop évidens pour qu’on n’en soit pas frappé jusqu’à l’inquiétude. Ce n’est pas tant la reine Victoria qui manquera, mais l’esprit public qu’elle a longtemps senti autour d’elle, et qui s’est modifié d’une manière sensible dans la dernière période de sa vie. Chez nous, le gouvernement et les Chambres ont tenu à s’associer, par une démonstration officielle, au deuil d’une nation amie. Au Sénat M. le ministre des Affaires étrangères est allé plus loin, et il a exprimé des vœux pour le règne qui commence. Ces vœux sont très sincères : trop de liens nous rattachent à nos voisins pour que nous ne nous intéressions pas à tout ce qui leur arrive d’heureux ou de malheureux. Les difficultés, les conflits même qui ont pu s’élever entre nous dans notre histoire commune, ne nous empêchent pas de voir dans l’Angleterre un des facteurs les plus importans de la civilisation générale. Si la mort de la reine Victoria est une douleur pour elle, c’est une tristesse pour nous. La femme méritait tous les hommages, la souveraine est digne de tous les regrets. Quant à Edouard VII, il jouira tout de suite des sentimens dont le prince de Galles a été si longtemps l’objet : son avènement au trône ne rencontrera en France que confiance et sympathie.