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profitent se flattent d’y voir disparaître les dernières résistances de l’esprit particulariste ; ils tablent sur ce déluge pour noyer la pauvre arche nationaliste et les animaux incommodes qui s’y sont réfugiés.

Ils pourraient se tromper. Rappelons-leur, — et, si je me suis attardé d’abord à un exposé historique, ce n’était pas à autre fin, — rappelons-leur cette loi de l’histoire qu’on oublie trop : chaque progrès du cosmopolitisme détermine une explosion de nationalisme. On l’a bien vu par l’exemple mémorable de notre expansion révolutionnaire, qui suscita dans toute l’Europe des réactions nationalistes : et la victoire demeura à ces dernières. On le voit à cette heure sur deux champs d’expériences très instructifs : en Chine, où l’invasion cosmopolite a déchaîné l’accès de nationalisme farouche dont nous triompherons à grand’peine, si nous en triomphons ; au Transvaal, où le cosmopolitisme envahisseur des uitlanders a fait se lever une race qui mourra tout entière plutôt que de le subir. Autant de leçons qu’il est sage de méditer avant de parier pour le cosmopolitisme.

J’inférerai de ces remarques une seule conclusion. La poussée nationaliste, comme on dit aujourd’hui, ou, pour parler mieux, le réveil du sentiment national en France n’est pas un fait isolé. Il se rattache à des manifestations similaires dans plusieurs contrées de l’Europe. Il y a des causes générales à ce mouvement universel : il y en a de particulières à chaque pays. Ces deux ordres de causes ont agi dans le nôtre. On comprendra peut-être mieux la crise française, on en calculera les conséquences avec moins d’incertitude, si l’on veut bien la considérer dans cette vue d’ensemble. Je n’ai eu ici d’autre dessein que de faciliter l’étude du problème. Quant à le résoudre, c’est un soin qu’il faut laisser aux hommes qui dirigeront nos allaires dans le cours du nouveau siècle. Ils vont naviguer entre les deux écueils : puissent-ils donner les coups de barre avec l’art essentiellement français de la mesure, avec ce tact où nous savions allier, naguère encore, nos devoirs de protection envers les botes étrangers, notre respect du droit des minorités indigènes, et les fermes traditions qui ne laissaient jamais échapper de nos mains la garde exclusive de nos intérêts nationaux.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÛE