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alarme un patriotisme soupçonneux : il s’emporte jusqu’à vouloir bannir les idées, les opinions, les sentimens, les personnes mêmes qui tenteraient de franchir la muraille de Chine qu’il maçonne sur nos frontières : clôture derrière laquelle nous devrions mourir de consomption dans la pureté native de notre nationalisme. Mme de Staël écrivait déjà, il y a cent ans : « Nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de la Chine, pour empocher les idées du dehors d’y pénétrer. » Et, pour le crime d’avoir écrit cette phrase, biffée par les censeurs, elle recevait du bon gendarme Savary la fameuse lettre d’exil : « Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point ; nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est point français ; c’est moi qui en ai arrêté l’impression. » — S’ils avaient même pouvoir, certains gendarmes patriotes seraient, aussi péremptoires que le duc de Rovigo.

Ce qui n’est pas français, ce qui n’est pas humain, c’est le rétrécissement hargneux que peuvent constater tous ceux qui observent noire société depuis vingt ans : ceux-là surtout qui ont l’habitude d’écrire. Peu de temps après nos grands désastres, alors que la plaie vive du patriotisme saignait encore, il arrivait parfois qu’un événement en un livre me donnât l’occasion de nous venger en rendant hommage à tout ce qu’il y a de respectable et de fort chez le peuple allemand. Nul n’en savait mauvais gré à l’écrivain indépendant. A plus forte raison était-il suivi, quand il étudiait d’autres peuples avec une curiosité sympathique. Pourrait-on aujourd’hui récrire les mêmes pages, louer les mêmes livres, admirer les mêmes hommes, parler avec la même équité de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie ?… Oui, sans doute : mais encore faudrait-il trouver le journal patriote, et ce n’est déjà plus si simple, qui ne s’effraierait pas de quelques désabonnemens. On aurait le chagrin d’affliger beaucoup de braves cœurs, dont on partage la foi et les espérances, avec qui l’on diffère d’appréciation sur les meilleurs moyens de restaurer l’énergie nationale, d’en imposer à nos adversaires du dehors et à leurs instrumens au dedans. — Ah ! que nous sommes loin de l’ancienne bravoure française, généreuse jusqu’à l’imprudence, qui ne craignait pas le contact du monde, parce qu’elle ne doutait point de sa puissance défensive, qui ne fermait pas