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prétendit qu’un secrétaire lui ayant dérobé la copie de ses sonnets, et les ayant même fait imprimer, il avait dû se résoudre à en donner une édition authentique. Combien d’auteurs n’entendrons-nous pas donner cette étrange excuse ! Le cardinal s’en contenta pourtant ; ou peut-être, et quand il eut vu que la publication des Regrets n’avait pas les conséquences qu’il en avait un moment pu craindre, il n’y pensa plus. C’est alors que survint une nouvelle affaire. Une querelle s’éleva entre le poète, fondé de pouvoirs ou chargé d’affaires du cardinal en France, et l’évêque de Paris, un autre Du Bellay. Elle n’intéresse pas l’histoire de la littérature, et nous aurions pu nous dispenser d’en parler, s’il ne résultait de la « correspondance » à laquelle elle donna lieu que le poète jouissait, en 1559, de « trois mille livres » de rentes, en bénéfices. Il était titulaire du « prieuré de Bardenay près Bourdeaulx, » et d’une prébende « en l’église Saint-Julien du Mans, » que sa mort fit passer à Ronsard. Le cardinal avait fini par faire convenablement les choses.

Usé qu’il était par la maladie, ces contrariétés hâtèrent-elles la fin de Du Bellay ? On peut le croire. Une attaque d’apoplexie l’enleva dans la nuit du 1er au 2 janvier 1560. S’il était jeune encore, il semble bien qu’à vivre quelques années de plus, il n’eût rien fait qui dut ajouter beaucoup à sa réputation. Incapable d’un long effort et d’une inspiration suivie, l’occasion qui lui avait dicté ses Regrets ne se fût pas sans doute retrouvée. Poète courtisan, il s’en écartait tous les jours davantage et on se demande si ses vers n’eussent pas fini par ressembler à ceux de Marot ou de Mellin de Saint-Gelais. Mais, de toute manière, ce qui paraît certain, c’est que, dans quelque direction qu’il eût essayé de se renouveler, il eût trouvé, sinon la route barrée, du moins l’avance déjà prise par Ronsard. C’est en effet en cette même année 1560 que Ronsard allait donner la première édition collective de ses Poésies ; et, d’un seul bond pour ainsi dire, cette publication allait l’élever si haut au-dessus de ses amis ou de ses rivaux de gloire et de popularité, que dans le rayonnement de son nom celui de Du Bellay se fût perdu comme les autres. Il nous faut étudier maintenant, dans cette œuvre « monumentale, » avec les raisons particulières ou occasionnelles de son succès, les caractères du génie de Pierre de Ronsard.


FERDINAND BRUNETIÈRE.