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saisissante s’ajuste à l’idée simple et forte me semblent extrêmement rares dans la littérature japonaise, et, malgré son exceptionnelle originalité, le Wasobyoé reste encore très inférieur au Gulliver.

Les Japonais ne content et n’écrivent que pour se divertir. Ils ne prouvent rien, ne veulent rien prouver. C’est une marque de leur faiblesse d’esprit que leur fantaisie se suffise à soi-même, car toute sa richesse s’évapore en vaine exubérance, se stérilise en bizarrerie. Bien loin qu’elles les gênent, ils tiennent pour des beautés indiscutables les invraisemblances dont leurs ouvrages sont gâtés. L’outrance de l’invention est presque à leurs yeux un signe de génie. Ces observateurs de la nature tombent à chaque instant dans des absurdités de songe-creux. Leurs fabulistes imagineront, sans aucun motif, les ébats d’un lapin avec un crocodile, l’entretien d’un singe avec un poisson. Leurs dramaturges combinent des équilibres d’événemens inutiles qui se tiennent sur leurs pointes comme des pyramides d’acrobates. Dans un drame fameux, le Trèfle de Sandai, le valet d’un vieux médecin, qui vient d’assassiner et de dépouiller son maître, cache le produit de son crime sous l’estrade de la maison, mais, pendant qu’il s’est esquivé pour se créer un alibi, un chien déniche en gambadant le rouleau de pièces d’or et va le déposer sur la hotte d’un jardinier dont la fille sera bientôt accusée du meurtre. Et je simplifie la scène ! Le chef-d’œuvre de Bakin s’ouvre sur l’amour d’un molosse pour la fille du seigneur, et les huit personnages du roman, qui incarneront les vertus du samuraï, seront les fils mystérieux de ce répugnant hyménée. Les histoires japonaises ne nous charment absolument que dans les livres des Mitford et des Lafcadio, c’est-à-dire émondées, purifiées et surtout recomposées par des artistes européens.

On passerait volontiers aux Japonais la profonde insignifiance de leurs fictions, et, vive Peau d’âne ! je ne les chicanerais point sur leurs invraisemblances, s’ils savaient du moins nous y préparer et en tirer des effets que la logique nous rendît acceptables. Mais rien ne leur manque tant que l’art de composer. L’impossibilité presque radicale d’ordonner un ensemble, de conduire un sujet, d’établir un juste rapport entre toutes les parties d’un même ouvrage, de distribuer à chacune d’elles une harmonieuse et inégale lumière, cette impossibilité qui n’a point de quoi nous surprendre chez un peuple où la perspective était science