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transformer l’harmonie du cadre où se joue leur esprit romanesque.

Sur quelle trame ont-ils brodé ? Leurs innombrables légendes bouddhistes, pleines d’apparitions, de songes et de voix entendues, et qui justifient presque toutes la construction d’un temple ou la consécration d’un coin de la nature, ressembleraient à nos légendes chrétiennes, sans la sécheresse de leur accent et la maigreur de leur poésie. Laissons aussi de côté la littérature obscène que la tyrannie des Tokugawa fit éclore au XVIIIe siècle et dont les plus riches collections se trouvent à Londres.

J’ai d’abord voulu connaître les fables et les contes où l’enfance épelle les rudimens du merveilleux. Quelle petite province que notre humanité ! Au Japon, comme chez nous, les fées et les bêtes sont les premières éducatrices. Le Basque qui venait de débarquer à Kobé et qui entendit des kurumayas prononcer une phrase de sa langue, ne fut pas plus étonné que l’Anglais à qui des Japonais racontent à peu près l’histoire de son bossu Lusmore dont les fées coupèrent la bosse avec une scie de beurre. L’Allemand étendu sur des tatamis découvre une ballade germanique nichée dans les solives de la maison de thé. Abandonné de ses parens, pas plus haut que le petit doigt, ceint d’une aiguille dont la gaine est un brin de paille, samuraï microscopique mais avisé, tu fais ton entrée à Kyotô, Petit Poucet, mon bel ami ! Et tu épouseras la fille du ministre Sanjô. Le pêcheur Urashima remet en liberté une tortue prise à son hameçon, et, vers minuit, une femme divinement belle le remaille, le prend par la main, lui bande les yeux. Il sent sous ses pieds le roulis fuyant d’une barque, et, si vous voulez savoir où il atterrit, ouvrez les contes arabes. Les princesses n’y jouent peut-être ni koto ni biwa, mais elles habitent derrière un pont de cristal des palais d’or incrustés de pierreries, et j’en sais qui ne furent point cruelles aux pauvres hommes. Raikô et ses quatre partisans s’en vont en guerre contre un horrible démon dont les mâchoires d’ogre ; ou de minotaure dépeuplent la contrée de ses jeunes garçons et de ses jeunes filles. Une fois introduit chez le monstre, qui mesure cent pieds de haut et dont le front ocellé, comme celui de l’Argus, projette en toutes les directions des regards étincelans, que fait Raikô, je vous prie ? O mânes du subtil Odysseus ! Il l’enivre d’un vin miraculeux et lui tranche la tête, cette tête énorme qui se soulève dans l’air en grinçant des dents et, soudainement éblouie par le casque enflammé du héros, tournoie et s’abat à ses pieds.