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amateurs éclairés, cette inspiration large, ce souffle lyrique qui nous ouvre brusquement une porte sur l’infini, sont moins rares qu’on ne le penserait dans le bouddhisme dramatique des .

Et c’est encore de ces palais, où la rusticité s’allie à la magnificence, que s’envolèrent jadis les poésies brèves dont les Japonais stimulent leur imagination. Je les compare à de précieux éventails qui, dans le même instant qu’on les déplie et les referme, font passer sous nos yeux le miracle d’un grand paysage. Suggestions rapides ! Leur charme est inexprimable, quand on a vécu ne fût-ce qu’une heure, sous le toit des maisons japonaises, petites nefs immobiles dans l’océan des choses, et dont les cloisons légères nous séparent si peu de la nature que ses marées de bruits, de parfums et de lumière déferlent jusqu’en nos rêves et battent notre sommeil. D’où vient sur nos sens le pouvoir d’une fleur unique et dont l’odeur expire ? D’où vient la magie d’un vers ? « L’automne et l’été se sont rencontrés sur la route du ciel, et, d’un côté de cette route, le vent frais a soufflé. » Pourquoi ces mots me pénètrent-ils d’une haleine plus douce que la brise du soir ? et, quand le poète me dit : « Le flot de la rivière est plein de feuilles rouges : que d’une rive à l’autre une barque la passe, la barque ; coupe en eux ce grand tapis de pourpre, » pourquoi mon âme eu ressent-elle une somptueuse mélancolie ? Je vois la barque et le sillage, et le sillage est noir et les rameurs plus sombres que la mort.

Ainsi l’artiste japonais, parti d’une observation rigoureuse et quasi scientifique de la nature, s’est élevé peu à peu à la conception des types, et, libéré par le rêve de la tyrannie des apparences, il recrée le monde extérieur et provoque des sensations nouvelles avec une simplicité de moyens étonnante. Sa versification n’est guère moins pauvre que sa palette. Il ressemble à cette rosée dont il a si bien dit qu’elle n’a qu’une seule couleur et nuance pourtant de mille manières les feuillages de l’automne. Mais, parvenu au point extrême où il va quitter la terre et cingler vers le large, son souffle l’abandonne, et, sitôt qu’il perd de vue ses rivages familiers, il se brise aux écueils ou chavire. Son esprit, incapable d’embrasser de vastes horizons, — et qui n’obtient un certain effet de puissance qu’en multipliant des unités, — cherche la profondeur et se perd dans les subtilités mièvres, la grandeur et n’aboutit qu’au grotesque. Plus préoccupé de la façon que de la matière, moins désireux d’instruire les âmes que de surprendre