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du médiocre, la brièveté de leurs compositions, l’impeccable habileté de leurs pinceaux permettent aux artistes japonais de nous donner encore l’illusion de la fraîcheur.

Et puis, leur exactitude enveloppée de rêve, leur science du pittoresque isolé, leurs conventions et leurs défauts même, comme l’ignorance de la perspective, répondent aux besoins de l’art décoratif. Ils furent et continuent d’être de prestigieux décorateurs. Vous entrez avec eux dans un monde ; imaginaire et pourtant réel, où les rochers, les montagnes, les plantes, les bêtes, les figures humaines s’idéalisent en symboles sans que leur beauté primitive en soit diminuée. Etres et choses n’y font pas plus d’ombre que nos acteurs sur la scène, acteurs eux-mêmes dont nos souvenirs sont les souffleurs et les coryphées. Je n’ai jamais ressenti une impression de nature plus merveilleuse que dans les palais de Kyoto, au milieu des cryptomérias, des cerisiers, des chrysanthèmes, des cascades et des grands oiseaux peints sur fond d’or. Par les frises ajourées circulait l’air frais des jardins. J’entendais à travers les cloisons frêles le bruissement des ruisseaux, le murmure du vent dans les branches, et il me semblait que la nature avait envahi la demeure impériale et venait à moi, étouffant ses rumeurs, adoucissant son éclat, harmonieuse et telle, en sa vérité fantastique, que les hommes la retrouveront un jour au paradis bouddhiste.

C’est là qu’il faudrait entendre et savourer la poésie japonaise, car, décorative comme la peinture, elle ne fait qu’en prolonger les décors. C’est là que j’aurais voulu voir représenter un de ces , courtes scènes héroïques où le chœur joue presque le même rôle que dans la tragédie grecque et dont les vers sont peut-être ce que la littérature japonaise a produit de plus pur : « Où vont les nues dans la nuit ? De la brise nocturne le murmure au loin s’étend. O nuit d’automne ! Quel spectacle, spectacle admirable ! Mon cœur saisi soudain en éprouve un frémissement. Sur les flots roulent des perles, et voici la rosée blanche comme la Marguerite du pont de Gojô, dont les planches sous des pas résonnent… » J’ose ici traduire, fort improprement d’ailleurs, par Marguerite le nom d’une fleur éblouissante qui était en même temps celui d’une femme célèbre pour sa beauté. Mais le jeu de mots est à peu près rendu, et rien ne manque à l’évocation de la nuit brillante, pas même le sourire de ce nom de femme qui en traverse la sérénité, comme un coup d’aile. Si j’en crois les