Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
583
LA RELIGION DE NIETZSCHE.

fondées sur cette hypothèse que nous connaissons tous les élémens des choses, que ces élémens, comme les corps prétendus simples de la chimie, sont des espèces fixes en tel nombre déterminé, 80 par exemple ou 81, pas un de moins, comme si ce chiffre était cabalistique et exprimait le nec plus ultra de la nature. Dès lors, en vertu de la théorie des combinaisons, il n’y aurait plus qu’à chercher le nombre des combinaisons de nos 80 élémens, — nombre déjà respectable, mais fini ; et alors nous tomberions sur une loi de répétition dans le temps et dans l’espace, sur une « grande année » qui, une fois révolue, recommencerait identique à soi. Tel un kaléidoscope qui, à force de tourner, ramènerait pour nos yeux la même série de visions. Eh bien ! pour le philosophe, de semblables spéculations scientifiques sont toutes subjectives : personne ne peut se flatter de connaître le nombre des élémens fixes (s’il y a des élémens fixes), ni toutes les forces possibles de la nature, ni toutes ses métamorphoses possibles. Nietzsche se contredit ici lui-même une fois de plus, car il nous a représenté la nature comme inépuisable, le devenir comme un torrent que rien ne peut limiter ni arrêter, qui va toujours plus loin et peut toujours prendre de nouvelles formes ; il n’admet comme déterminé, comme figé et immobilisé, que les mots de notre langue humaine, que les cadres et cases de notre pauvre cerveau humain, que les catégories de notre pensée. Et la nature, pour lui, se moque bien de nos catégories, de notre physique et de ses lois prétendues immuables, de notre géométrie et de ses théorèmes prétendus nécessaires ! Elle va, elle court, elle monte, elle descend, elle change, elle s’échappe, elle est en perpétuelle génération. Voilà ce que nous a dit et redit Nietzsche ; et maintenant il se prosterne devant une loi de combinaison mathématique qui devient pour lui le secret de l’absolu, devant une fraction périodique qui lui semble le dernier mot de l’énigme universelle ! Après avoir prononcé comme Heraclite : rien n’est, tout devient, il nous dit : tout revient ; et il ne voit pas l’antinomie, il ne voit pas la contradiction ! Tout ne devient pas, si la formule du retour identique reste, si la loi de combinaison des élémens est toujours la même, si l’on est sûr que tout reviendra un nombre infini de fois dans un ordre immuable. Tout ne devient pas, si le fleuve d’Heraclite a un rivage qui demeure et des flots qui reparaissent toujours les mêmes. « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, » disait mélancolique-