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pareils et ses ancêtres, ni lui-même… La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but, — avec lui, on ne fait pas d’écart pour atteindre un idéal d’humanité, un idéal de bonheur, ou bien un idéal de moralité ; il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque[1]. » Mais est-ce que Nietzsche, lui aussi, ne veut pas faire « dévier notre être » vers un but, et vers un but surhumain ? « Il n’y a rien, dit-il encore, qui pourrait juger, mesurer, comparer notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout. » Pourquoi donc juge-t-il lui-même que les maîtres » sont supérieurs aux « esclaves, » les nobles et les forts aux vilains et aux faibles, le surhomme à l’homme ? Pourquoi les compare-t-il ? « Faites comme le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne ; élevez vos cœurs, haut, plus haut ! Ainsi parla Zarathoustra. » — Mais à quelle mesure Zarathoustra reconnaît-il ce qui est plus haut ? L’antinomie éclate une fois de plus dans le système de Nietzsche ; entre son déterminisme fataliste et sa morale ou sur morale, — que d’ailleurs nous ne prétendons pas apprécier aujourd’hui, — il y a entière contradiction.

Nietzsche a supprimé tout but et tout sens de l’existence universelle, et cependant il prétend conserver l’idée du « héros » qui, se donnant à lui-même un but, le donne aussi à tout le reste. Mais comment le héros déterminera-t-il un tel but, sinon par un acte de l’intelligence qui peut toujours se juger, ou par un élan du cœur qui peut toujours s’apprécier ? Et qu’importe d’ailleurs le but que se posera le surhomme, si la Nature, — comme Nietzsche va le montrer lui-même, — oppose à ce but un non inflexible et écrase le surhomme avec tout le reste ?


IV


Nietzsche avait étudié les « physiologies » de la Grèce antique qui avaient conçu le retour éternel des choses dans la « grande année, » la conflagration universelle suivie d’un universel recommencement dans le même ordre, dans le même lieu, dans le même

  1. Crépuscule des idoles, p. 155.