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vérité, mais à la réalité. À ce problème philosophes et savans ont-ils donc tort de répondre : Non ? Avant la découverte de l’électricité, nos sens ne pouvaient nous faire séparer cette force des autres forces de la nature ; avant la découverte des rayons X, nos yeux ne pouvaient nous les faire pressentir. Nietzsche sait tout cela, comme le premier élève venu d’un gymnase ; il a lui-même emprunté à l’école anglaise ce principe que nos sens sont primitivement des instrumens d’utilité vitale, non de connaissance désintéressée et, par conséquent, ne peuvent nous renseigner sur ce que sont les choses indépendamment de nos propres besoins. Comment donc oublie-t-il maintenant ce principe, au point de vouloir nous persuader qu’un monde n’est pas plus vrai que l’autre, que le monde de Copernic n’est pas plus vrai, disons plus réel, que celui de Ptolémée, que les livres de physique aux mains de nos étudians ne mirent pas mieux la réalité que ceux de Thalès ? « Rien n’est vrai, » cela veut dire, en dernière analyse : rien n’est réel. Au delà de la sensation présente et de l’apparence fugitive, il n’y a rien ; non seulement « l’homme est la mesure de tout, » mais la sensation actuelle est la mesure de tout, elle est tout le réel. Si nos savans n’admettent pas une telle aberration de la pensée, ils ne sont pour cela ni des ascètes ni des mystiques ; ils ont, au contraire, le pied appuyé sur la terre ferme, et c’est Nietzsche qui est le jouet d’un mirage aérien. Point n’est donc besoin, à notre avis, de supposer un monde vrai derrière le monde réel, mais, dans le monde réel lui-même, il y a un monde total qui déborde l’homme, et il y a un monde purement humain qui est celui de nos sensations et même de nos connaissances, simple fragment du réel, partie que nous ne devons pas confondre avec le tout. C’est le tout qui est vrai, parce que seul il est totalement réel, et, plus nous embrassons de rapports, de connexions de faits, de lois, plus nous nous rapprochons du tout, de la vérité identique à la réalité. Dans notre conduite même, nous pouvons aller en un sens conforme ou contraire à la vérité et à la réalité tout ensemble, à la « vie, » pour parler comme Guyau et comme Nietzsche lui-même. Et Nietzsche, d’ailleurs, après avoir nié la vérité, est-ce qu’il ne distingue pas une vie plus vraie ou plus réelle, une autre plus fausse et comme moins vivante ? Il croit donc, lui aussi, à une vérité ! Tout en raillant le vrai, il passe ses jours et ses nuits dans la recherche du vrai ; il pratique lui-même ce noble ascé-