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de poing vous domine. Un argumentateur qui vous réfute par de bonnes raisons vous domine. Celui qui vous persuade en se faisant aimer de vous vous domine. Si Samson dominait avec sa force, Dalila dominait avec sa beauté. Les cheveux de Dalila étaient plus forts que ceux de Samson. Il y a eu aussi, dans le monde, des victoires de douceur plus triomphantes que toutes celles de la force. Qu’est-ce donc que votre volonté de domination ? Encore un cadre vide qui attend qu’on le remplisse, et ce n’est pas avec d’autres mots que vous le remplirez réellement La domination du plus fort ne signifie rien, parce qu’il reste à déterminer la nature et l’espèce de sa force.

Philosophiquement et scientifiquement, la force est le pouvoir de causer des mouvemens et d’introduire des changemens dans le monde ; elle est pour ainsi dire la causalité en action. Eh bien ! s’il en est ainsi, soutiendrez-vous que vos modèles et surhommes, les « Napoléon » et les « Borgia, » sont les seuls à introduire des changemens dans le monde ? Le Christ, pour la faiblesse et la bonté duquel vous n’avez que mépris, n’a-t-il pas introduit non seulement à la surface de la terre, mais au fond des cœurs, plus de changemens que n’en ont causé les victoires éphémères d’un Bonaparte et surtout les orgies et assassinats d’un Borgia ? Qui fut le plus fort de César même ou de Jésus ? Si le premier conquit les Gaules, le second conquit le monde.

Pauvre psychologie que celle qui s’écrie : — « Qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit, qu’une résistance est surmontée. » D’abord, vous reconnaissez là vous-même la relativité de la puissance par rapport à la résistance, comme dans un levier ; mais la résistance, à son tour, n’est que ce qu’est l’objet qui résiste. Surmonter une résistance peut causer un plaisir, ce n’est pas le bonheur. Avoir conscience de la puissance, ce n’est pas non plus le bonheur.


Ô Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire !


Il reste toujours à savoir à quoi les Moïses emploient leur puissance, l’effet qu’elle produit hors de nous et surtout en nous. « Non le contentement, ajoute Nietzsche, mais encore de la puissance ! » et il ne voit pas qu’il est lui-même content de sa puissance, qu’il est ivre de sa puissance ; que, si l’on supprime le contre-coup de l’activité sur l’intelligence et sur la sensibilité, il n’y aura plus de bonheur. — « Non la paix avant tout, mais la