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sur la possibilité d’élaborer une race supérieure, qui mériterait de s’appeler surhumaine.

Nietzsche a encore eu, sur certains points, pour devancier en France un philosophe-poète dont les commentateurs de Nietzsche ont passé le nom sous silence et dont la plus simple justice oblige les Français à rappeler les titres. En même temps que Nietzsche, se trouvait à Nice et à Menton un jeune penseur, poète comme lui, philosophe comme lui, touché comme lui dans son corps par la maladie, mais d’un esprit aussi sain que ferme, prédestiné, lui aussi, à une vie de souffrance et à une mort plus prématurée que celle de Nietzsche. La même idée fondamentale de la vie intense et expansive animait ces deux grands et nobles esprits, aussi libres l’un que l’autre de préjugés, même de préjugés moraux. L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Guyau parut en 1885 ; Par delà le bien et le mal de Nietzsche fut écrit pendant l’hiver de 1885 à 1886 à Nice et parut en août 1886. La Généalogie de la morale fut écrite en 1887. Le Crépuscule des idoles et l’Antéchrist sont de 1888. L’Irréligion de l’avenir de Guyau avait paru l’année précédente et avait eu un grand retentissement. Sans doute les principales idées métaphysiques et esthétiques de Nietzsche étaient déjà fixées depuis un certain nombre d’années, mais je ne sais si ses idées morales étaient déjà parvenues à leur expression définitive ; en tout cas, elles n’avaient pas le caractère absolument « unique » et « nouveau » qu’il leur attribuait. Nietzsche a lu et médité Guyau. Dans son exemplaire de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, couvert de notes marginales dont on fera quelque jour la publication, Nietzsche a fortement souligné le passage suivant : « Supposons, dit Guyau, un artiste qui sent en lui le génie, et qui s’est trouvé condamné toute sa vie à un travail manuel ; ce sentiment d’une existence perdue, d’une tâche non remplie, d’un idéal non réalisé le poursuivra, obsédera sa sensibilité à peu près de la même manière que la conscience d’une défaillance morale. » Et Nietzsche ajoutait en marge : « Ce fut là mon existence à Bâle[1]. » Enseigner la philologie, quand on a la tête hantée par tous les grands problèmes de la vie et du monde, n’est-ce pas en effet une déchéance ? Dans son beau livre sur Nietzsche, M. Lichtenberger a cru superflu de rappeler les simi-

  1. Voyez Lichtenberger, Introduction aux Aphorismes et Fragmens choisis de Nietzsche, p. XIII ; Paris, Alcan, 1899.