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LA RELIGION DE NIETZSCHE.

cacité. Lhumanité entière s’est trompée jusqu’ici sur toutes les valeurs de la vie, mais la vraie vie qui vaut la peine d’être vécue a été enfin conçue par Nietzsche. « Les milliers de siècles à venir, dit-il, ne jureront que d’après moi. » On compte à tort les siècles, ajoute-t-il, à partir « du jour néfaste » qui fut le premier jour du christianisme. « Pourquoi ne les mesurerait-on pas à partir de son dernier jour ? À partir d’aujourd’hui ! Transmutation de toutes les valeurs ! » Ainsi parle le fondateur de l’ère nietzschéenne.

En lisant Nietzsche, on est partagé entre deux sentimens, l’admiration et la pitié (quoiqu’il rejette cette dernière comme une injure), car il y a en lui, parmi tant de hautes pensées, quelque chose de malsain et, comme il aime à le dire, de « pervers, » qui arrête parfois et rend vains les plus admirables élans de la pensée ou du cœur. Le cas Wagner ; un problème musical, tel est le titre d’un de ses livres ; ne pourrait-on écrire aussi : Le cas Nietzsche ; un problème pathologique ? »

En Allemagne, toute une littérature s’est produite autour du nom de Nietzsche ; les érudits et les critiques voudraient faire pour lui ce qu’ils ont fait pour Kant ; Nietzsche a ses « archives » à Weimar, Nietzsche a son « musée ; » c’est une sorte d’organisation scientifique au service d’une gloire nationale. Tandis que l’Allemand met tout son art, toute sa science et même tout son savoir-faire à grandir et à grossir chaque personnalité qui a vu le jour outre-Rhin ; tandis que, avec une piété érudite, il entasse commentaire sur commentaire pour faire du penseur allemand le centre du monde, nous, Français, ne faisons-nous point trop bon marché de nos propres gloires ? N’oublions-nous pas trop volontiers ceux qui furent chez nous les maîtres, soit des Schopenhauer, soit des Nietzsche ? Ce dernier, en particulier, a eu pour prédécesseurs non seulement La Rochefoucauld et Helvétius, mais encore Proudhon, Renan, Flaubert et Taine. Il a subi aussi l'influence de Gobineau, pour lequel il manifesta (comme Wagner) un véritable enthousiasme. Gobineau, en l’honneur duquel s’est fondée une société, — en Allemagne, — a soutenu l’inégalité nécessaire des races humaines, la supériorité de la race européenne et notamment de la race blonde germanique, la légitimité du triomphe de la race supérieure sur les inférieures, la sélection aristocratique au profit des nationalités composées des races les meilleures. Les idées de Gobineau se retrouvent dans celles de Nietzsche sur l’aristocratie des races et