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misères du « devenir » que Schopenhauer accueillait par un non. S’il émet une idée, il croit trop souvent que personne avant lui ne l’a entrevue ; chacun de ses aphorismes retentit comme un Fiat lux qui tirerait un monde du néant. Dans tous ses ouvrages, il prend l’attitude romantique d’un Faust révolté contre toute loi, toute morale, toute vie sociale. Oubliant que l’insociabilité est le signe le plus caractérisque de cette dégénérescence contre laquelle il voudrait réagir, son moi s’isole, s’oppose à autrui, finit par grossir à ses propres yeux jusqu’à absorber le monde. Ses théories les plus abstraites ont cet accent lyrique que donne au poète l’éternel retentissement du moi. Dans toute philosophie, prétend-il avec humour, il vient un moment où la conviction personnelle du philosophe paraît sur la scène, où, pour parler le langage d’un vieux mystère :


Adventavit asinus
Pulcher et fortissimus.


Nietzsche en est lui-même le plus bel exemple, avec cette différence que sa conviction, à lui, qui n’a parfois d’autre titre que d’être l’expression de son moi, est toujours sur la scène. « Il y a dans un philosophe, dit encore Nietzsche, ce qu’il n’y a jamais dans une philosophie : je veux dire la cause de beaucoup de philosophies : le grand homme. » Partout, à chaque ligne, perce chez lui l’ambition d’être ce grand homme. Comme la plupart des philosophes allemands, depuis Hegel jusqu’à Schopenhauer, il se croit volontiers seul capable de se comprendre lui-même. « Après-demain seulement m’appartiendra. Quelques-uns naissent posthumes. Je connais trop bien les conditions qu’il faut réaliser pour me comprendre. Le courage du fruit défendu, la prédestination du labyrinthe. Une expérience de sept solitudes. Des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle. Des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines. Une conscience nouvelle pour des vérités restées muettes jusqu’ici… Ceux-là seuls sont mes lecteurs, mes véritables lecteurs, mes lecteurs prédestinés : qu’importe le reste ? Le reste n’est que l’humanité. Il faut être supérieur à l’humanité en force, en hauteur d’âme, en mépris[1]. »

Dans le monde des valeurs, selon Nietzsche, règne le faux monnayage ; il est temps de changer à la fois la matière et l’effi-

  1. Préface de l’Antéchrist.