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LE FANTÔME.

occupés. De larges bandes de papier étalaient sur ses vitres ces mots : À louer. Je pensai qu’il y aurait quelque jour, attachés à ces logemens, encore si anonymes, si indifférens, des lambeaux de vie humaine, des espérances, des regrets, des joies, des chagrins ; qu’un amant peut-être viendrait plus tard évoquer devant ces murs, lui aussi, l’image de tendresses pour toujours abolies, et j’éprouvai un accablement de la commune misère qu’augmenta encore l’aspect de la maison où je me rendais. Elle avait trois étages seulement, et quatre fenêtres de façade. Notre appartement était au premier. Ses volets étaient clos. Quand j’y fus entré, et que le concierge eut ouvert les croisées, le jour, tout voilé, tout brouillé, éclaira de la lumière qui convenait vraiment à cette visite l’aspect familier de ces pauvres choses, notre royaume d’amour jadis, — et aujourd’hui !… Je m’étais complu à parer les murs de quelques grandes photographies où étaient reproduits des tableaux aimés par Antoinette, une fête de Watteau, entre autres. Les tons en étaient décolorés, décolorée aussi l’étoffe des rideaux et celle des tentures. L’atmosphère qui flotte dans les pièces abandonnées avait étendu partout ses teintes grisâtres. Le sang me battait dans les tempes et j’étais comme noué. L’idée que je devais ne m’en aller de là qu’après y avoir fait ce que j’avais à y faire tendait tous mes nerfs et m’empêchait de m’abandonner aux rêveries désespérées que j’avais connues dans ces chambres, quand j’y revenais les premiers temps, que je me couchais sur le divan où Antoinette avait tant reposé, et que je me mettais à fondre en larmes. Au lieu de cela, les yeux secs, je commençai, en attendant le marchand que le concierge s’était chargé de trouver, à détruire de mes mains les quelques objets personnels que je ne pouvais pas emporter et que je ne voulais pas vendre. J’avais demandé qu’on allumât trois grands feux dans les trois cheminées de l’appartement. Je pris dans l’armoire la tunique de soie mauve où la forme adorable de son corps se devinait encore. J’en déchirai l’étoffe par longues bandes, que je jetai, les unes après les autres, dans les flammes. Il y avait une paire de fines mules, que je déchirai et brûlai de même ; un châle de dentelles, que je déchirai aussi ; des peignes d’écaille blonde, que je brisai en plusieurs pièces. L’affreuse odeur de brûlé qui se répandit dans l’air me prenait à la gorge, et je continuais à ne pas pleurer. Le marchand arriva parmi ces étranges occupations. J’imagine qu’il se rendit compte