À l’improviste, le général Bonaparte leur fournit l’argument décisif qu’ils cherchaient, en leur envoyant de son quartier général un document aussi extraordinaire qu’inattendu. C’était le résumé des confidences faites l’année précédente par un aventurier politique, Roques de Montgaillard, au comte d’Antraignes, gentilhomme émigré et agent royaliste, qui venait d’être arrêté dans les États vénitiens au moment où les Français y pénétraient victorieux et dont les papiers avaient été saisis. Quoiqu’il fût visible que, pour une mince part de vérité, cette pièce contenait une plus large part de mensonge, le Directoire n’hésita pas à l’utiliser. En même temps qu’il y trouvait les motifs les mieux faits pour légitimer une grande mesure de salut public, il allait s’en servir pour consommer la perte de Pichegru en le déclarant traître a la patrie, déclaration sans preuves et sentence sans débats qui, depuis, n’ont jamais été frappées d’appel.
Sur la foi de la version Montgaillard. par tant de côtés mensongère, développée après coup en plusieurs écrits par cet homme notoirement vénal et sans moralité, les historiens, acceptant avec une égale crédulité les récits de son complice Fauche-Borel définitivement fixés dans les Mémoires qu’il publia en 1829, ont ratifié, pour la plupart, cet arrêt sans tenir compte à Pichegru des mensonges de ses premiers accusateurs, de leurs erreurs, de leurs oublis, des démentis qu’ils s’infligent réciproquement en y ajoutant l’un contre l’autre de perfides et injurieuses insinuations. Sans prendre la peine de comparer ces impostures aux documens officiels, ils ont accepté comme définitive et irrévocable l’opinion toute faite que nous ont léguée ces écrivains déloyaux, si visiblement intéressés à propager la calomnie.
Puis, à des époques diverses, trois maréchaux de France, Jourdan, Gouvion Saint-Cyr et Soult, qui avaient été les compagnons de Pichegru, sont venus à la rescousse[1]. Encore que leurs jugemens soient contradictoires, ils tendent cependant, dans
- ↑ Voyez leurs Mémoires. — A propos de ceux de Jourdan, il importe de faire remarquer qu’on n’en a publié que les parties antérieures et postérieures à l’année 1795 qui est celle de la prétendue trahison de Pichegru. Le manuscrit de la partie relative à cette année est devenu introuvable. Louis Blanc, lorsqu’il écrivit son Histoire de la Révolution, en avait eu connaissance. Il déclare que la lecture de ce manuscrit ne laisse aucun doute quant au caractère criminel de la conduite de Pichegru. Il est fâcheux qu’il n’ait pas extrait des récits dont il parle ce qui pouvait faire partager à ses lecteurs la conviction dont il parait animé et qui l’a poussé à commettre de graves erreurs, que la comparaison de ses dires avec les lettres de Jourdan et de Pichegru m’a permis de relever.