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mon fantôme passa soudain dans ma mémoire, et une inexprimable détresse m’envahit… Oh ! M’en aller, m’en aller de cette maison, m’en aller de ces chagrins, m’en aller d’Éveline, — m’en aller de tout, et d’abord de mon cœur !…

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Paris, 12 avril.

…Un peu plus près, un peu plus près, chaque jour !… C’est de la mort que je m’approche ainsi, de la délivrance désirée et redoutée à la fois. J’ai tant aimé la vie, et tout dans la vie, jusqu’à ses douleurs, — j’ai tant aimé sentir, qu’encore aujourd’hui, par momens, cet instinct se réveille. La perspective de me dissoudre dans le néant me fait frissonner. C’est un froid de glace qui pénètre jusqu’au plus intime et au plus profond de mon être, jusqu’à ce point dernier par où je dis moi. Et puis, cette impression de froid intense et de frissonnement finit par devenir une espèce de douceur. Mon âme s’y repose de cette fatigue dont l’accable le retour constant des mêmes troubles. Toujours se heurter aux mêmes difficultés, sans dénouement concevable, toujours subir les mêmes crises de conscience et de sensibilité sans issue, quelle misère ! Pour quelques minutes je m’en délivre en habituant ma pensée à la grande pacification suprême. Mes seuls instans de détente intérieure sont ceux où je vaque lentement, minutieusement, aux préparatifs d’un suicide que je sais inévitable, quoique je n’y sois cependant pas tout à fait décidé. Mais que j’en suis séparé par peu de chose ! Entre le coup de pistolet qui terminera la tragédie de ce criminel ménage et la seconde où j’écris ces lignes, que l’épaisseur de volonté qui me reste à réduire est donc petite ! Sans cela, aurais-je accompli le sacrifice que j’ai accompli aujourd’hui ? Aurais-je accepté de détruire enfin cet appartement, conservé intact depuis la mort d’Antoinette, et qui désormais n’est qu’un souvenir, mais un souvenir qu’Éveline du moins ne rencontrera pas, quand je n’y serai plus. Dès l’instant que j’ai eu la force de vouloir cette destruction, j’aurai aussi la force de l’autre destruction. Ce n’est plus le goût de la vie qui m’en sépare, c’est toujours l’idée de la peine que je causerai. Cette idée s’usera aussi. L’acuité de la sensation que j’en avais s’est déjà émoussée. Je suis malade d’âme,