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SŒUR JEANNE DE LA CROIX

A M. PAUL BOURGET

L’âme simple, dont ma main a essayé humblement de fixer les traits dans les pages que ma gratitude vous dédie, n’a pour elle que sa souffrance. Sœur Jeanne de la Croix n’est pas belle, n’est pas jeune, n’est pas riche, n’est pas élégante ; à peine l’amour de l’homme, avec sa lumière de poésie, a-t-il effleuré comme un fantôme fuyant son passé lointain ; nul drame de passion, bruyant ou sourd, n’a ébranlé, n’a consumé les meilleures années de son existence ; aucune des puissantes attractions qu’exerce la grâce physique ou la conscience morale d’une femme ne réside en elle. Sœur Jeanne n’est qu’une vieille religieuse, de plus en plus vieille et de plus en plus caduque depuis le commencement jusqu’à la fin de son histoire ; son corps, déjà courbé, s’incline chaque jour davantage vers la fosse où pourtant elle ne tombe pas encore ; ses noirs habits monastiques se déchirent et s’usent sans qu’elle ait le moyen de les remplacer ou de les réparer ; sa pauvre âme simple se fait plus tristement puérile à mesure que son destin l’entraîne, lentement, trop lentement.

Elle n’a donc rien pour attirer ceux qui, dans les peintures littéraires, se plaisent à trouver la jeunesse, la beauté, l’enchantement du luxe ; rien pour ceux qui sont avides d’aventures amoureuses, et qui en réclament insatiablement, et qui ne s’en lassent jamais ; pour ceux qui exigent que le romancier leur donne en spectacle les extraordinaires tumultes de l’âme aux heures les plus tragiques de la vie. Mais alors, à qui donc plaira l’histoire do sœur Jeanne ? Qui pourra y prendre intérêt ? Qui voudra en suivre les douloureux épisodes jusqu’à la douloureuse fin ? Ne suis-je pas trop audacieuse avec les lecteurs ?