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qu’elle aime Manisty autant que l’aime sa malheureuse compagne. Elle l’aime, et rêve de lui ; mais elle reste fidèle à sa promesse, et il n’y a pas de soins ni de consolations dont elle n’entoure Éléonore, qui, de jour en jour, va s’affaiblissant et dépérissant. Puis, un jour, Manisty découvre enfin leur retraite. Il accourt ; Lucy, qui voudrait fuir, se trouve forcée de rester pour soigner Éléonore. Et en vain, plusieurs jours de suite, elle essaie de se dérober à la poursuite du jeune homme : l’amour qu’elle éprouve pour lui ne cesse point de grandir.


— Dites-moi, — lui déclara Eléonore, — dites-moi en toute franchise, avec la franchise qu’on doit, aux mourans, dites-moi si vous l’aimez ? Au cas où je n’eusse pas été là, où je ne me fusse pas trouvée sur votre route, auriez-vous consenti à vous marier avec lui ?

Lucy mit sa tête sur les genoux de la malade, essayant de retenir l’élan de son cœur.

— Comment puis-je vous répondre ? — dit-elle. — Je ne puis jamais penser à lui, sauf pour me rappeler la peine qu’il vous a faite.

— Mais si, chère amie, mais si, vous le pouvez ! — s’écria Eléonore en se jetant à genoux et en serrant la jeune fille dans ses bras. — Ce n’est point par sa faute que je suis dans cet état ! Le médecin m’a dit, aujourd’hui encore, que le mieux de l’année passée n’était qu’apparent. Le mal a toujours été là, toujours la fin a été inévitable. Tous mes rêves, et toutes mes déceptions, et tous mes chagrins insensés se sont à présent évanouis comme une fumée. Rien n’en reste, rien ! Et ce qui me reste, c’est l’amour, pour vous et pour lui ! Oh ! pas l’ancien amour, — reprit-elle comme pour se persuader elle-même plus encore que Lucy, — pas une once de cet amour-là ! Mais un amour qui souffre de sa souffrance à lui, et de la vôtre. Un amour qui ne me laisse pas de repos ! Qui me tue avant l’heure !

Elle se mit à marcher de long en large, fiévreusement. Lucy s’élança vers elle, la couvrit, finit par la décider à se laisser conduire dans sa chambre. Quand elle l’eut installée dans son lit, elle s’approcha de son visage, avec un visage tout ruisselant de larmes :

— Dites-moi ce que je dois faire ! Ai-je jamais refusé de vous obéir ?


Éléonore ferme les yeux et ne répond rien. Et de nouveau Lucy s’obstine dans son sacrifice. Mais, le matin suivant, étant sortie pour une courte promenade, elle rencontre Manisty, qui l’attendait, et qui, cette fois, lui demande résolument si elle consentira quelque jour, plus tard, après des années, à devenir sa femme.


Les yeux de Lucy s’abaissèrent sur lui, fouillant et interrogeant ce regard dont elle sentait que dépendait désormais tout son être. Et Manisty vit, sur son visage troublé, l’aveu qu’elle n’avait plus la force de cacher. Il n’essaya pas de répondre à ses paroles ; c’est un autre langage qui, maintenant, commençait pour eux. Il poussa un cri, il usa d’une tendre violence, et Lucy céda. Elle se trouva serrée dans ses bras.