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eux ces prolongemens de la vie sentimentale à travers les décadences de la vieillesse qui leur sont des occasions de fidélité, de sérénité et de dévouement. Mais les autres, ceux dont le rêve fut de ramasser toute leur puissance d’émotion dans une minute d’extase suprême, dussent-ils s’y anéantir, ces cœurs excessifs et passionnés, quand ils ont atteint une fois cette extrémité d’ardeur qu’ils ne dépasseront pas, leur aventure à eux est finie, bien finie. C’est là ce que voulait dire Antoinette, c’est le conseil qu’elle me donne du fond de la tombe. Qui me retient d’aller l’y rejoindre ?… Une cartouche, glissée dans une des chambres du revolver que j’ai là, à portée de main…, la pression de mon doigt sur la gâchette, une toute petite pression…, et ce serait la sortie à jamais hors de ce monde où j’ai passé l’âge d’une certaine joie, où je n’ai plus l’âme d’une autre joie, et, l’aurais-je, que les circonstances seraient trop hostiles. Je ne pourrais pas les maîtriser. Ce sont les données mêmes de ma vie qui sont fausses. On ne se construit pas un foyer dans la maison d’une femme dont on fut l’amant et dont on a épousé la fille. Je l’ai cru. Je l’ai espéré. Je l’ai voulu. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !


Comme je viens de le subir, avec une violence qui m’envahissait comme un vertige, cet attrait de la mort volontaire ! J’en suis séparé de nouveau par cette pitié dont j’ai eu, en Italie, il y a deux mois, une crise si forte. J’ai cru sur le moment pouvoir refaire et ma vie et celle d’Éveline avec cela. J’ai trop éprouvé que c’était encore une chimère. La pitié est un mouvement, un geste de l’âme. Elle peut produire une action déterminée, comme mon retour de Sorrente, inspirer des paroles comme celles que j’ai prononcées alors. Ce n’est pas un état. Ce n’est pas une assise où fonder quoi que ce soit qui dure. Elle s’épuise, cette pitié, avec la douleur qui l’a causée, et on ne la retrouve plus en soi, qu’en recommençant de faire souffrir. Quand je me figure Éveline, entrant dans cette chambre, et me voyant à terre, mort, l’image de sa peine me déchire. Je me dis : il faut que je vive… Ai-je raison ? Ce paroxysme de chagrin que lui infligerait mon suicide, n’est-il pas moins douloureux, moins cruel que cette existence, prolongée des jours et des jours, des années peut-être, sans fusion de nos cœurs, avec l’évidence de cette idée fixe dont je ne peux physiquement pas lui cacher les