Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au gentilhomme, affichent l’horreur du bourgeois, déclarent la guerre à la société bourgeoise et à sa morale. Pour eux cela seul est intéressant qui sort de l’ordre commun, et il faut que le poète soit un être d’exception. Ils préfèrent à la santé la maladie, à la beauté la laideur, au bon sens l’extravagance et le dérèglement. De là tant de déclamations sur le désordre et le génie, et de là cette conception falote de la vie de bohème seule digne d’un artiste. « La société, écrit à son tour Verlaine, n’est pas pour glorifier les poètes qui souvent vont à l’encontre, sinon toujours de ses lois positives, du moins très fréquemment de ses usages les plus impérieux, fit par contre le poète pourtant avide de luxe et de bien-être autant, sinon plus, que qui que ce soit, tient sa liberté à un plus haut prix que même le confortable, que même l’aisance d’un chacun qu’achèterait la moindre concession aux coutumes de la foule. De sorte que l’hôpital au bout de sa course terrestre ne peut pas plus l’effrayer que l’ambulance le soldat, ou le martyre le missionnaire. Même c’est la fin logique d’une carrière illogique aux yeux du vulgaire, j’ajouterais presque la fin fière et qu’il faut. » Byron, Musset, et le bon Dumas père avaient célébré la débauche et l’orgie ; Mürger avait dit le sentimentalisme de la vie de bohème. Verlaine continue la série des poètes de cabaret et d’hôpital.

Le romantisme est par essence une explosion de littérature individualiste. Il vit de l’exaltation du Moi. Le poète se fait le centre de l’univers, ramenant et subordonnant toutes choses à sa propre fantaisie. Il ne s’intéresse qu’à lui seul et pense que le monde entier porte à sa personne autant d’intérêt que lui-même. C’est pourquoi il ne cesse de raconter ses propres aventures, et trouve en lui l’unique matière de son œuvre, estimant que rien de ce qui le touche ne saurait être indifférent. — Le romantisme est, d’autre part, un débordement de la sensibilité. Il ne connaît que la passion et ses cris, ardeurs et lassitudes, enthousiasmes et découragemens, joies, tristesses, emportemens et blasphèmes. Toute émotion, pourvu qu’elle ait été ressentie et quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, mérite d’être traduite et devient matière d’art. L’émotion est le tout de l’art ; et, par une conséquence logique, l’art, plutôt que de se passer de l’émotion, en vient à la feindre, à la simuler, à la parodier. — Verlaine est le représentant forcené de la poésie intime ainsi conçue en conformité avec le credo du romantisme. On ne citerait aucune œuvre où le moi se fût encore étalé avec un cynisme aussi orgueilleux. Le poète ne nous entretient que de lui et de sa vilaine âme ; prisonnier de son impression du moment, il est incapable de traduire autre chose que l’état