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vendu, tout cela ; des rouilles, plus corrodantes par la salure de la mer, ont déformé le peu qui en reste ; et anéantis aussi les canons de bronze de la place, que les vainqueurs de l’Indépendance mirent aux enchères à un réal la livre.

Ainsi, les lourdes après-midi de soleil et de poussière nous rencontraient généralement, quelques compagnons de hasard et moi, errant à travers la vieille cité de proie qui ne donne plus aujourd’hui que la sensation d’une paisible préfecture maritime française, avec ses grandes places solitaires, ses façades un peu effritées, la tristesse de ses constructions centenaires, le bassin de l’arsenal où la mer clapote à peine contre les perrés envahis par l’herbe brûlée. Que de fois nous avons arpenté, dans le flamboiement dansant de la lumière, cette place de la Demi-Lune où l’on voit dressés, en double ligne, comme une sorte de Champs-Elysées, les bustes de marbre des vingt-deux fusillés de 1816 ! Tantôt encore, traversant en barquette, en caiuco, le morne ensommeillement du port, nous gagnions la belle route qui conduit au pied de la Popa, à ce petit quartier de maisonnettes perdues dans des jardinets de fleurs. Tout en haut, flamboyaient les vitres du couvent qui fut, lui aussi, un château fort. Chaque pas, presque, nous disait davantage de quel amour cupide ses maîtres l’avaient aimée, cette Carthagène ; chaque point de l’horizon révélait un vestige de ce qu’ils avaient fait pour elle. N’était-ce point encore près d’ici, au-dessous de l’île de Baru, qu’il débouchait, ce canal du Dique, creusé par eux à travers 135 kilomètres de forêt vierge, pour amener directement du Magdalena à l’abri de ses forts, ces barques de gemmes, d’or et d’argent, ces trésors venus par voie fluviale ou andine du fond même du Pérou, en crainte de la fortune de mer et des corsaires anglais du Pacifique ? Car tel était le but de ces gigantesques travaux d’édilité ou de protection. On reste confondu en essayant de se représenter quels efforts et quelles colonnes il fallait pour convoyer le lingot d’or lavé dans les alluvions du Pilcomayo, parmi les forêts impénétrables qui couvrent les dernières pentes amazoniennes de la Bolivie, pour le transporter, dis-je, à travers 4 000 kilomètres de Cordillères, de nevadas, de torrens furieux, de cataractes et d’abîmes, le désert d’Oruro, le lac Titicaca, la chaussée des Incas, la vallée magdalénienne, jusqu’à cette embouchure tranquille et dormante du Dique où commençait sa suprême et grande aventure maritime.