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l’activité urbaine. Presque en face des citernes, justement, s’arrondit l’abside de l’antique église du Rosario, complètement noire, salie comme à dessein, comme à plaisir, par la crasse des siècles, avec ses environs de faubourg pauvre, où fillettes et garçons, dans la nudité du Paradis terrestre, jouent, aux heures d’ombre, sur le seuil des portes. Un peu plus loin encore, a un nouvel élargissement démesuré de la terrasse, on connaît qu’on passe sur les Bovedas, les Voûtes, lesquelles sont des prisons où Espagnols et pirates s’incarcérèrent successivement les uns les autres, à moins qu’ils n’y entassassent leurs prises ; sortes de Plombs de cette Venise équatoriale.

Puis, du redan du Cabrero, où l’on arrive enfin, à l’extrémité Nord des fortifications, et au point le plus élevé, le mieux défendu, l’on a encore une vue inoubliable, amollissante, sur tout l’ensemble sur la mer, d’abord, arrêtée là-bas par l’ourlet rosaire de la terre qui fait retour en une courbe enchantée ; sur le pullulement des maisons, coupé d’un bras de mer immobile entre ses rives comme un morceau de cristal glauque. Mais on revient plus longuement à cet horizon de l’Atlantique, à cette fuite de la côte vers les moelleux lointains qui est d’une douceur de lignes sensuelle et consolante. En se penchant un peu, tout au pied des courtines, et enveloppée d’un bosquet touffu de cocotiers, gît la petite villa, endormie à la plainte marine, où Nuñez a fermé les yeux. Puis se retournant, invinciblement une dernière fois, les yeux vont encore par-dessus la ruine hautaine de San-Lorenzo, chercher la Popa, dernier écran de la vue plus haute et superbe aperçue d’ici, presque théâtrale dans son isolement d’orgueil.

De toutes les villes de la Colombie, aucune, décidément, ne se serre dans un cadre aussi heureux, qui sollicite mieux la sensation et la rêverie. Toute cette forte et amère grâce des défenses monumentales et moyenâgeuses où les cocotiers inclinent leurs houppes bleues, comme les palmes par-dessus les terrasses d’Egypte ; cette tristesse sonore de l’Océan qui a bu tant de larmes et reflété tant de tragédies, qui expire, immuable, sur les mêmes rivages ; la grandeur de cet horizon tropical, de ce soleil qui rend tout épique, qui magnifie tout, les événemens et les hommes ; quelle atmosphère presque irréelle, circulant sur tout cela, quel décor de demi-illusion très charmeuse à emporter, charmeuse comme les pays de chimère où l’on fait