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faucheux amassant l’ombre, par contraste avec la splendeur allumée là-haut sur les chaudes murailles d’ocre jaune, les campaniles pâles, les clochers el le ciel.

On n’y arrive d’ailleurs qu’en passant devant un rang de créneaux encore et toujours à ras de l’eau, mais noirs de salissures, noirs de pluie et de poudre peut-être, bien qu’indemnes de brèches, vides des terribles gueules de bronze qui y aboyèrent jadis. Elle étale, cette batterie, sa vieillesse charmante, hantée et environnée d’oiseaux, sous sa ceinture de cocotiers. Au-dessus, en second plan déjà très reculé, flottant dans la vapeur, un haut mamelon d’un vert passé supporte la ruine poudreuse, la silhouette éclopée du Castillo de San-Lorenzo, invalide glorieux sous d’innombrables blessures et drapé de ses murs démantelés, parmi l’éblouissement de là-haut, comme un gueux de Castille héroïquement engoncé dans ses haillons.

Et, dans l’extrême droite, enfin, une montagne gris-roux, la Popa, qui se détache à notre rencontre, laissant apercevoir à son sommet de petits profils blancs, les toits rouges d’un couvent de nonnes exilé dans les solitudes du ciel. Si haut, dominant avec une incomparable majesté la ligne non moins expressive et continue des cocotiers vert sombre, elle rond puissamment, cette colline, l’impression de gigantesque éperon de navire qui la fit nommer, d’un grand vaisseau ancré à terre et ensablé par le temps, comme la nef même qui porta la fortune de Carthagène. Mais surtout, émanée de la grisaille absolue des bâtisses et des murs, des lointains aux nuances fatiguées, des longues lignes penchantes de ces palmes que nulle brise ne fait frémir, de ce silence à quoi sont tombées la rumeur et l’agitation d’autrefois de l’immuabilité même de cette ville figée dans son passé comme une morte restée pétrifiée et debout, quelle perception, quelle leçon de ce destin de décrépitude et le mort auquel rien n’échappe ici-bas, ni les cités les plus florissantes, ni les hommes ! Rarement il m’avait été donné de la respirer à un tel degré, l’atmosphère spéciale d’écoulé ; et d’irréparable, l’oppression un peu douloureuse, mais douce et caressante quand même, fille des antiques pierres, de ces vieilles eaux donnantes qui sont peut-être là, sans bouger, depuis cent ans !… C’est vrai,


Aujourd’hui le requin poursuit en paix les scombres ;


le grillon chante dans les ravenelles et les saxifrages desséchés