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sortilège fait donc qu’à la longue, de tous ces chapitres, horribles ou grandioses, pleins de ténèbres ou de gloire, il ne se dégage plus qu’une vague impression d’ensemble, attachante et comme un peu religieuse, résumée en quelques traits solennels, synthétiques, les Andes, la croix, l’or, l’épée… Dans l’ombre violente que fend le vaisseau et qui, si volontiers, se peuplerait de fantômes, dans cette ombre où la crainte presque superstitieuse de perdre ; le premier trait du spectacle attendu, me tient éveillé sur les mains courantes du spardeck, elle passe, elle se résume plus saisissante que jamais, cette époque où l’on tombait agenouillé sur les rivages promis à tous les massacres ; où le moine-soldat portait une cotte de mailles sous sa bure, le chevalier un cilice sous sa cuirasse ; où l’on combattait, heaume en tête et bardes en croupe, aux soleils écrasans des Tierras adentro, non moins vaillamment qu’à Pavie ; où la blanche hostie s’élevait inévitable aux mains du prêtre, sur les orgies de carnage, où dans des bocages exotiques, des peuplades nues, ceintes de plumes, entouraient, étonnées, des armures, aujourd’hui rouillées dans nos musées. Non, en vérité, elle ne se pourrait nulle part mieux évoquer, cette ère de splendeurs et de tyrannies, que devant les rives jadis parcourues par les Nicuesa et les Bastidas, le long de cette côte obscure indiquant à peine sur le ciel ses monolithes noirs, et épie ; l’Altaï serrait silencieusement tout à l’heure, sans un chant à bord, sans une apparence de mouvement, tel qu’un traître et muet oiseau de nuit cherchant sa proie aux anses des rochers.

Cependant, voici le petit jour des matins de la mer, frileux et humide, verdâtre et vaporeux, découpant, dans l’eau encore plus huileuse, des langues de terre sans orientation apparente tout d’abord : petits môles naturels multipliés surtout vers la gauche, avec, entre eux, des demi-lunes, des criques profondes, tout un système capricieux au creux desquels les « missions dernières de l’Océan viennent se blottir, glacées d’une grande paix verte et plus immobiles qu’un miroir. Un peu reculés par derrière, des bancs de brumes que le soleil va faire rapidement s’évanouir, laissent percer des collines dont ils estompent les arêtes. Tous ces lointains emmitouflés et zébrés d’aurore couvent une allégresse voilée encore, énigmatique et indolente. La forte salure marine, qui asperge l’air intrépide, dépose aux lèvres ce goût de larmes et de voyages savoureux dans la courte