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Ce railway, que les voyageurs de Barranquilla prennent à San Juan de la Cienaga, se précipite sans transition, de la plaine affreuse, dans les zones de végétation les plus extraordinaires et charmantes. Ces sous-bois ont des tons légers, légers. Des arbustes, des fouillis d’arbustes, mais desséchés, gris, morts, avec des feuilles jaunes en manteau sur le sol et tout ce deuil pitoyable que la sécheresse jette sur la nature sénégalaise. Au milieu, et surprenans à leur tour, des cactus géans, de ces cactus arborescens élevant sur un tronc noirâtre un faisceau de colonnes bleues, digitées. Enfin, par touffes, des jaillissemens d’autres arbustes, qui ne sont pas mourans, ceux-là, mais jolis, menus, d’une fraîcheur de printemps, d’un vert de mai dans cet embroussaillement de squelettes végétaux. Et le ciel, de ce bleu que Flaubert a drapé sur Cartilage, apparaît souriant, au travers de leurs dentelles tristes.

— Notre Cote d’Azur, à nous ! me disait le général D…, en me montrant, de fait, les mêmes versans un peu poussiéreux, un peu sauvages, dévalant jusqu’à l’écume blanche où l’on croirait encore boire le songe de la Méditerranée parmi le feuillage étalé des pins parasols. Je retrouvais la flore délicieuse des lentisques, des lauriers et des aloès accrochés par une chevelure de racines aux éboulis pierreux des ravins ; et à droite, c’étaient presque encore les mêmes perspectives de montagnes toutes proches, à la nuance si étonnamment violette sous leur rideau transparent, effacé, de buissons rôtis.

Par exemple, il est impossible de rendre l’angoisse qui vous serre le cœur quand, au sortir de ces vieillots et bucoliques paysages, le wagon s’arrête soudain parmi une torpeur de décadence, de tristesse et de soleil, le long de murs rongés et mornes qui ont pris la couleur innommable des nécroses, des lèpres de la pierre à la patine des siècles ; quand on se voit environné de toutes ces bâtisses sans âge de Santa-Maria chauffées à blanc par une lumière de four électrique et surmontées d’un aire chauve de collines pelées, lugubres et revêches jusqu’à l’invraisemblance.

Certes, on ne se le demande pas longtemps, nous sommes bien ici en plein passé, en plein souvenir de gloire et d’aventure resté tel quel, auquel on n’a pas ajouté une pierre depuis les épopées de la conquête. On en a laissé tomber, plutôt, et personne n’a pris la peine de les relever. A parcourir une telle