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a été appelée à l’existence ! Cette nuit-là, j’ai vu Éveline elle-même, ravie d’abord jusqu’à l’extase par ce qu’elle prenait pour une folie d’amour, s’assombrir tout à coup entre mes bras, la flamme du bonheur se voiler dans son regard, ses lèvres se détourner de mes lèvres, et comme, bouleversé de cette mélancolie soudaine, je lui disais :

— Tu ne voudras donc jamais croire que je t’aime ?…

— Non, répondit-elle en me mettant la main sur la bouche pour m’empêcher de parler, et avec une profondeur extraordinaire dans ses yeux, tu ne m’aimes pas, tu me plains…

Voilà parmi quelles impressions de son père et de sa mère cet enfant a été créé. Dès qu’Éveline eut prononcé la phrase révélatrice : — Je suis enceinte…, — voilà le souvenir qui a surgi dans mon esprit, et il arrêta net en moi cette fierté instinctive de la race dont j’aurais sans doute été possédé, comme tant de mes amis et les plus indifférens, les plus cyniques. J’imagine qu’un poitrinaire, et qui connaît son état, éprouve, en apprenant que sa femme est grosse, le même étrange sentiment qui m’a saisi à ce moment-là et qui ne m’a plus quitté. Il se demande ce que je n’ai pas cessé de me demander depuis ces dernières semaines : quelle hérédité pèsera sur cet enfant ? C’est la question que je me suis adressée tout de suite et que je m’adresse sans cesse : quels germes de malaise physique et moral aura disposé en lui cette minute où il a été conçu, dans les embrassemens de deux êtres si troublés ? Si c’est un fils, et qu’il me ressemble, lui aurai-je transmis ma misérable âme d’aujourd’hui, incertaine et désorientée, torturée et torturante ? Si c’est une fille, quelle tare d’inquiétude lui aura léguée Éveline, l’Éveline de ces mots si navrés et si tendres : « Tu ne m’aimes pas. Tu me plains ?… » Il y a dans la Bible un passage qui m’est tombé sous les yeux, par hasard, quand j’étais bien jeune, à l’époque de mes premiers heurts contre la vie, et je ne l’ai jamais oublié, tant il s’appliquait dès lors, avec une exactitude saisissante, aux relations entre moi et ceux dont je descends. Il s’agit du prophète Élie, et de son découragement, lorsque, couché sur le sable du désert, dans l’ombre d’un genévrier, il gémit : « J’en ai assez, Seigneur, prends mon âme, je ne suis pas meilleur que mes pères… » Cri si triste, moins triste que celui qui me jaillira du cœur, si je dois voir grandir un enfant qui vaille moins que moi, qui vaux moins