Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/381

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à cause de l’amour que raisonnablement je dois vous porter, ensuite parce que c’est vous qui savez abréger ou allonger la vie humaine. »

S’il n’est ni crédule, ni mystique, ce n’est pas non plus un sceptique. Comme tous les esprits ouverts, il voit bien vite le pour et le contre de toutes choses, mais il aime à se décider. La science qui resterait confinée dans le doute n’est pas la sienne. Il croit à l’efficacité de toutes les nobles études et de tous les sentimens élevés ; il estime que la bonté est une force supérieure, qu’elle ouvre l’âme et lui communique de généreuses initiatives. Bien que son génie le porte de préférence vers les spéculations les plus hautes, il ne perd jamais pied et il ne pense pas que ce soit descendre pour le savant que tirer de sa science toutes les applications qui peuvent être utiles à l’humanité. Du reste si grand qu’ait été le penseur et le savant, l’artiste était encore supérieur. Il le savait et il le voulait, car il avait conscience de tout ce que ses prodigieuses qualités de dessinateur avaient fait pour son développement. En figurant ses pensées il les avait mieux vues lui-même et il les rendait plus intelligibles aux autres : il jugeait mieux ainsi parmi ses nombreuses inventions celles qui étaient vraiment réalisables. Les formes des choses observées dans la nature lui rendaient compte de leurs fonctions : elles stimulaient son intelligence. Il discernait, il choisissait parmi elles celles qui étaient expressives pour son art. Soutenu, renouvelé sans cesse grâce à cette pratique constante du dessin, il avait conquis par elle cette liberté suprême à laquelle l’artiste doit viser de tous ses efforts, puisque seule elle lui permet d’exprimer fortement tous les sujets qui le tentent et de se communiquer aux autres. Si exceptionnels qu’aient été les dons qu’il avait reçus de la nature. Léonard s’en est montré digne par l’emploi qu’il en a fait, et de si haut qu’il dépasse la moyenne de l’humanité, il est cependant resté très humain. Il y a toujours profit à vivre avec lui, à l’aborder par un de ses côtés les plus accessibles, par ces dessins surtout où il a mis tant de choses, où l’on saisit comme sur le vif le travail de son esprit et qui, à tout prendre, demeurent la plus séduisante et la plus complète expression de son génie.


EMILE MICHEL.