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ses pinceaux, il demeurait devant sa fresque une ou deux heures, se bornant à la contempler longuement, considérant ce qu’il avait fait, réfléchissant à ce qui restait à faire… D’autres fois enfin, donnant un ou deux coups à l’une de ses figures, puis s’en allant. » Ainsi qu’il le disait, blâmant chez autrui comme chez lui-même cette continuité absolue du travail, souvent compatible avec une certaine paresse intellectuelle : « Parfois, moins un artiste paraît travailler et plus il fait de besogne. »


IV

Comme la vie elle-même, les dons que nous recevons en naissant échappent complètement à notre pouvoir ; mais il nous appartient en quelque manière de les développer ou de les laisser se perdre. Il n’est pas d’artiste, croyons-nous, qui en ait été plus comblé que Léonard, et il n’en est pas non plus qui, mieux que lui, se soit appliqué à s’en rendre digne. L’hygiène physique et morale qui convient à l’artiste a été une de ses constantes préoccupations et ses idées à cet égard méritent toute notre attention. Eparses dans ses manuscrits, les notes où il a consigné sur ce sujet le résultat de son expérience ou les subites illuminations de son génie remontent à diverses époques de son existence ; mais loin d’offrir entre elles des contradictions, elles se confirment mutuellement. Il y a donc lieu de les réunir en cherchant le lien qui peut exister entre elles. En tout cas, elles présentent une suite de maximes ou de prescriptions qui, en nous faisant pénétrer plus profondément dans l’intimité du maître, nous aideront à le mieux connaître.

Obsédé par les difficultés d’exécution de la Cène, et buté contre son œuvre, Léonard avait fini par ne plus la juger et il dut demander à un ami les conseils dont il avait besoin pour savoir où il en était et ce qui lui restait à faire. Le trait est significatif et marque bien la modestie et la sincérité du grand artiste. Mais si, dans un tel embarras, il crut nécessaire de recourir aux lumières d’autrui pour s’éclairer, s’il estimait aussi qu’il est parfois utile pour un débutant d’être stimulé par le voisinage de condisciples plus habiles, d’une manière générale, il pensait, au contraire, que l’artiste dans la maturité de l’âge doit aimer la solitude. Ce n’est que par le travail solitaire que peu à peu il acquerra son originalité ; il est perdu s’il sacrifie au goût