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goûte du moins l’oubli, et que je sois seul à ressentir, avec une acuité soudain redoublée, toutes les plaies de notre mariage ! Elle ne les soupçonne que déjà trop, mais sans les connaître. La crise est pire, quand je la devine, dans ces ténèbres, éveillée, elle aussi, sachant bien que je ne dors pas, et se retenant de parler, de bouger, presque de respirer, de peur que l’accent de ma voix, si je lui adressais la parole d’une chambre à l’autre, ne lui révélât un de mes mauvais momens. Elle a comme un don de double vue pour les pressentir, ces mauvais momens. Quand je les ai, elle le sait, quelque effort que je fasse pour tromper sa divination. Quand je les ai eus, elle le sait, à quel signe ? À quelle altération, invisible pour tout autre, de ma physionomie, où j’empreins pourtant toute l’affection que j’ai pour elle, de mes yeux qui ne lui envoient que des regards de douceur ? Il n’est pas de regard, il n’est pas d’attitude qui prévale contre cette évidence qu’elle m’a formulée un jour, quand elle m’interrogeait encore, et que je lui jurais ne rien avoir :

— Tu as que tu es mon mari, me répondit-elle, que je suis ta femme, que je t’aime de tout mon cœur, et que tu n’es pas heureux…

L’insomnie de la nuit dernière a été plus terrible que les autres. J’en veux reprendre les pensées, pour bien me convaincre que la résolution, sur laquelle elle s’est terminée, est la seule sage, pour y bien retremper mon courage de la tenir… Éveline s’était endormie presque aussitôt que couchée. J’avais moi-même sommeillé. Le vent, qui avait commencé de se lever la veille au soir et qui faisait maintenant gémir la mer, me réveilla. Je me pris à me ressouvenir de ce mot justement, de cet : « Et tu n’es pas heureux !… » Je me le répétai tout bas, et voici que j’en sentis le profond, l’irrémédiable découragement et l’absolue tendresse, plus encore qu’à l’instant où il avait été prononcé. Il me prenait le cœur comme avec une main. Il me donnait cette défaillance dans l’émotion qui vous met les larmes au bord des yeux, les confidences au bord des lèvres. Hélas ! Quelles confidences ? Je me rappelai alors qu’une fois déjà, l’autre semaine, je m’étais dit : « Si je lui parlais, pourtant ? Si je lui avouais la vérité, toute la vérité, que j’ai connu sa mère jadis, que je l’ai aimée, que c’est là le secret qui pèse sur notre ménage ?… » Oui, je m’étais dit cela, et ceci encore ; — Le projet d’un pareil aveu est insensé,