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— de ne pas le priver de son père… Toi qui as tellement su ce que c’était que d’être aimée quand tu étais petite, qui as été entourée de tant de soins, tu comprends bien quels chagrins représenterait une enfance partagée entre deux intérieurs…

— Je le comprends, répondit Éveline, et je ne me reconnais pas le droit d’imposer cette épreuve à mon enfant… Les souvenirs que vous rappelez, ajouta-t-elle, sont restés là, — et elle montra son cœur, — et ils y resteront toujours…

— Si tu penses ainsi, continua d’Andiguier, tu dois comprendre aussi que la situation actuelle ne peut pas durer… Jusqu’ici, on a pu s’arranger pour que ta tante ne s’aperçût trop de rien. Du moins, je l’espère… Dorénavant ce serait impossible… Et, d’une voix qui prononçait ces mots comme le chirurgien enfonce en effet le fer d’un instrument dans une plaie, avec l’angoisse de la fibre saignante qu’il va rencontrer : « Ne penses-tu pas qu’il faudrait te décider à voir ton mari ?…

— Qu’il vienne… répondit-elle. Le battement de ses paupières sur ses yeux avait été le seul signe du saisissement que lui avait donné la phrase de d’Andiguier. Elle l’attendait, elle aussi, cette phrase, comme le blessé attend le fer du chirurgien, et elle répéta : Qu’il vienne !…

— Et quand veux-tu ? demanda d’Andiguier.

— Mais quand vous voudrez… dit-elle. Maintenant… Seulement, et son joli visage creusé et décoloré, où ses prunelles brûlaient d’un éclat de fièvre, se contracta comme si l’air manquait à sa poitrine, pour cette imploration : Seulement, qu’il ne me parle de rien !…

— Comme tu souffres, fit d’Andiguier, et comme tu lui en veux !…

— Non, répondit-elle, en secouant sa tête lassée, je ne lui en veux pas. Je n’en veux à personne… Et elle continua, comme se parlant à elle-même et avec une voix où d’Andiguier retrouva l’accent que la mère avait eu autrefois, après la mort de Montéran, et quand elle était grosse de cette fille même, pour confesser ses détresses : Quand on s’est donnée comme je me suis donnée à lui, on ne se reprend pas. Je ne pourrais pas changer mon cœur, quand je le voudrais, et quand il serait blessé à mort… Être malheureux, ce n’est pas en vouloir. Je l’ai aimé trop absolument, trop complètement, pour ne pas l’aimer toujours… Et je l’aime, mais avec une horrible douleur… Cela ne m’empê-