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LE FANTÔME.

Lombardie, il y a huit ans… Je l’ai apprise par cœur, et vous voyez, après ces huit ans, je ne l’ai pas oubliée.

— Il y a huit ans, fit-elle, j’en avais douze… Puis, songeuse : — Je ne peux pas m’empêcher d’avoir de la mélancolie à me dire que vous avez tant senti, tant connu de choses qui sont si neuves pour moi… Quand vous m’apprenez un détail, même le plus petit, comme celui-ci, qui se rapporte à votre passé, j’en suis tout heureuse. Cela sous arrive si rarement !… Mais oui, continua-t-elle, quand vous causez avec moi, comme ces jours derniers, avec une affection dont je vous suis si reconnaissante, vous me parlez de tout, excepté de vous… Croyez-vous que je ne le remarque pas ?… Ah ! si j’osais !…

— Osez, lui dis-je. L’accent avec lequel elle venait de parler avait touché de nouveau dans mon cœur le point malade. Pourtant je n’aurais pas pu l’arrêter, comme il eût été sage. Elle avait cessé de me questionner sur mes tristesses et mes silences, depuis quelque temps déjà. Pourquoi ? J’allais le savoir, et ce que cette discrétion cachait d’anxiétés passionnées :

— Alors j’oserai…, avait-elle répondu, et me tutoyant, pour se rapprocher encore de moi par cette douce caresse de langage, elle dit : — tu viens d’être si bon, cette semaine, peut-être le seras-tu davantage encore. Plus je suis avec toi, plus je t’aime, et plus je comprends que tu ne te donnes pas tout entier à moi… Ne m’interromps pas. Pour une fois, laisse-moi te parler, comme je pense, complètement, absolument. Oui, je le comprends, et aussi la raison. Si tu as vécu, avant de me connaître, toute cette vie d’intelligence, si riche, et si pleine, tu as aussi vécu une vie d’émotions. Il y a des momens où je me dis que tu en gardes, non pas des regrets, — tu ne m’aurais pas épousée, tu es trop loyal, — mais des souvenirs… J’ai quelquefois le sentiment que tu as éprouvé dans ton existence, un très grand chagrin, que quelque chose ou quelqu’un t’a fait mal, très mal… Dans des heures comme celles de maintenant, où nous sommes si unis, si près l’un de l’autre par le cœur, ne crois-tu pas que tu pourrais me raconter un peu de ta vie ? Puis, une autre fois, un peu davantage ?… Par exemple, — tu vois comme j’ose, dans ce séjour à Milan, il y a huit ans, je voudrais tant savoir, si tu avais, non pas avec toi, — tu ne m’aurais pas fait cela, de me mener dans le même endroit, je le sais, — mais, quelque part, quelqu’un que tu aimais…