Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/263

Cette page a été validée par deux contributeurs.
257
LE FANTÔME.

qu’il vous en reste au cœur de nostalgie, comme on est impuissant contre le reflux d’un tel passé, comme le souvenir dissout la volonté, combien on peut être à plaindre, même en étant très coupable…

— Vous croyez avoir aimé… répondit d’Andiguier avec un profond accent d’amertume. Ses grands traits s’étaient de nouveau altérés, quand l’ancien amant d’Antoinette avait fait cette directe allusion à la morte. Il eut, pour prononcer cette parole d’un doute presque injurieux pour les sentimens de son interlocuteur, une voix soudain si changée que celui-ci en demeura surpris et le regarda. Pour la première fois, il eut une intuition de la vérité, en voyant de quelle flamme brillaient les yeux du vieillard et en l’entendant qui soulageait son cœur malgré lui et qui continuait : — Vous avez aimé à aimer, comme vous l’avez dit dans votre Journal, vous avez aimé à sentir, aimé à souffrir. Vous n’avez pas aimé. Vous ne vous êtes pas un seul jour, pas une seule heure, renoncé vous-même. Ce que vous avez regretté, avec cette nostalgie dont vous parlez, ce n’était pas votre amour. On ne regrette pas son amour, pour la simple raison que cet amour ne peut pas s’en aller. Il ne disparaît qu’avec nous, quand c’est vraiment de l’amour. Vous avez regretté des émotions. Ces deux femmes, pour vous, n’ont été qu’un prétexte à vous réchauffer, à vous brûler le cœur. Le foyer n’était pas en vous, il était en elles. À mon âge, on y voit clair dans les âmes, allez. Encore aujourd’hui, vous ne savez pas, vous ne soupçonnez pas ce que c’est que d’aimer… Aimer, ce n’est pas recevoir, c’est donner. Ce n’est pas chercher l’émotion, c’est la créer. C’est se dévouer à un autre être pour toujours. Il vit, on l’aime. Il meurt, on l’aime. Il ne nous quitte jamais, pas plus que Dieu ne quitte son fidèle. Si cet être vous aime, c’est le paradis. C’est le paradis encore, même s’il ne vous aime pas, même s’il en aime un autre. Car ce paradis, nous l’avons, nous le portons en nous, et c’est l’amour. Cet amour, vous l’avez inspiré, vous l’inspirez encore. C’est ainsi qu’Éveline vous aime, c’est ainsi que l’autre vous a aimé. Cet amour, vous ne l’avez ressenti, vous, ni pour cette autre, — vous n’auriez pas épousé sa fille, — ni pour cette fille, — vous ne l’auriez pas torturée et vous ne seriez pas torturé du regret de l’autre… Non. Ne dites pas vous avez aimé, vous n’en avez pas le droit… Surtout ne me le dites pas…

À mesure que d’Andiguier parlait, transfiguré par une exal-