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serpent ; — bénie, cette sainte Catherine de San Maurizio, où ce même Luini a représenté la tragique Dame de Challant, agenouillée, les mains jointes, le cou nu sous ses cheveux relevés, attendant le fer que le bourreau soulève d’un geste furieux, et sereine même devant la mort ; — bénie, cette chapelle Portinari, où se voit, dans la coupole, la ronde d’anges modelée par Michelozzo, avec les cloches de fruits, de fleurs et de feuillages qu’ils balancent sur un souple lien d’or ! Bénies, ces étroites salles de la galerie Poldi, dont nous avons tant aimé le charme d’asile, où nous avons passé de longs, d’heureux momens, dans la familiarité des maîtres milanais ! Ils sont si bien représentés là, et par des tableaux si choisis, pas trop grands, bien à portée et comme plus accessibles sur ces murs d’un appartement privé. Je voyais dans les prunelles d’Éveline l’éveil de son intelligence à ces impressions délicates ou sublimes. Je voyais ces belles images entrer en elle, se fixer dans sa pensée, ses souvenirs se faire, l’abeille intérieure composer son miel… À ce spectacle, la paix me gagnait. Il a suffi d’un entretien plus intime pour que cette paix fût de nouveau perdue.

C’était aujourd’hui et encore sur la fin de l’après-midi. Un peu las d’avoir visité plusieurs églises, une entre autres qui porte à son fronton cette devise, — ma devise : Amori et Dolori Sacrum, Consacrée à l’Amour et à la Douleur ! — nous nous promenions sous les arbres du jardin public, presque vide en ce moment. Nous laissions venir à nous, du moins je laissais venir à moi, la tranquillité de ce beau soir transparent et tiède. Nous parlions de nos sensations de ces derniers jours, et, à ce propos, du charme propre aux divins artistes lombards, de cet idéal grave et attendrissant, voluptueux et réfléchi, qui se reconnaît à la grâce mystérieuse de leurs Madones et de leurs Hérodiades, et à la rudesse du type qu’ils donnent au visage de leurs vieillards. Je me rappelai une pensée de Vinci, que j’ai lue autrefois, et je la lui citai en la lui traduisant :

Siccome una giornata bene spesa dà lieto dormire, cosi una vita bene spesa dà lieto morire… Comme une journée bien dépensée donne une joie au sommeil, ainsi une vie bien dépensée donne une joie à la mort… C’est un soir italien, ajoutai-je, cette belle phrase, c’est ce soir. Et c’est aussi la vieillesse de ces vieillards… Je me souviens d’avoir tant admiré cette image, quand je l’ai rencontrée je ne sais où, lors de mon premier séjour en