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LE FANTÔME.

décision n’avait pas changé. Sa première action, aussitôt levé, fut d’envoyer à Malclerc un billet de quelques lignes où il lui demandait de venir rue de la Chaise aussitôt que possible. Il prit le soin de rédiger cette missive en phrases toutes banales. Éveline aurait pu les lire au besoin, et les trouver parfaitement naturelles. À cette précaution, il en avait joint une autre : celle de recommander à son domestique qu’il remît le billet en mains propres au destinataire et qu’il attendît la réponse. Il n’avait osé ajouter aucune autre instruction. Aussi éprouva-t-il un véritable soulagement lorsque, au retour, son messager lui dit qu’il avait donné la lettre à M. Malclerc en personne :

— Il était seul ? insista d’Andiguier.

— Il était seul, répondit le valet de chambre.

— Et qu’a-t-il répondu ? demanda le maître.

— Qu’il me suivait, fit le serviteur.


Ainsi la première conversation entre les deux hommes allait avoir lieu sans qu’Éveline la soupçonnât. Ce point paraissait à d’Andiguier d’une telle importance que ce fut l’objet de sa première question à Malclerc quand celui-ci arriva au rendez-vous. Les deux hommes étaient demeurés l’un en face de l’autre, sans paroles, pendant quelques instans. Leur embarras ne cessa qu’après que le vieillard eut tendu la main à son visiteur par un geste qui a dû être inscrit, là-haut, au martyrologe d’amour. Ce simple contact de chair rancissait en lui toutes les tortures dont la jalousie physique l’avait accablé depuis la veille. Mais l’autre jalousie, celle du cœur, lui ordonnait de ne pas laisser même soupçonner les sensations que l’amant d’Antoinette lui infligeait par sa seule présence. Dans tout autre moment, Malclerc eût sans doute été frappé par l’altération des traits de son confident. Le coup reçu la veille était empreint dans les rides plus accentuées, dans la décoloration du teint, dans l’affaissement des joues, dans les yeux dont l’éclat était comme terni par les larmes. M. d’Andiguier avait vieilli de plusieurs années dans ces quelques heures. Si son visiteur l’eut connu davantage, il eût été étonné aussi que le collectionneur eût choisi, pour le recevoir, une pièce en retrait derrière la chambre à coucher, et visiblement abandonnée, au lieu de la galerie où il se tenait toujours, étant de ces dilettantes qui vivent à même leurs objets d’art, familiè-