Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/254

Cette page a été validée par deux contributeurs.
248
REVUE DES DEUX MONDES.

ses doigts tremblassent maintenant, les feuilles détachées du journal de Malclerc. Il devait avoir eu cette méticulosité jadis, dans le palais du quai d’Orsay, pour classer les dossiers qui ressortissaient à ses fonctions de conseiller-référendaire. Les cahiers une fois mis en ordre, il les enferma dans un meuble de la Renaissance, en noyer sculpté, où il plaçait les documens relatifs à son musée. — La clef ne quittait jamais sa chaîne de montre. — Et il se reprit à marcher de long en large, comme il avait fait quelques heures plus tôt, quand il attendait Éveline. L’aiguille de la pendule en forme d’ostensoir avait parcouru la moitié du tour du cadran, et le crépuscule commençait d’assombrir les arbres du jardin sous les hautes fenêtres, qu’il se promenait encore. Il n’avait rien mangé de la journée, ayant renvoyé son domestique quand celui-ci était venu lui annoncer que le déjeuner était servi. Il ne s’était pas plus aperçu de ce jeûne que de la fuite des minutes. Son intelligence était dans cet état d’éréthisme qui précède certaines décisions dont nous pressentons le caractère irrévocable et tragique. Sans qu’il s’en doutât, une autre raison encore que le péril pressant de sa protégée, surexcitait ses facultés, dans ces instans d’une méditation angoissée. Inconsciemment, il instituait vis-à-vis de lui-même une rivalité entre son cœur et le cœur de Malclerc. Il ne s’en rendait pas compte, mais, si son désir d’être bienfaisant à Éveline s’exaltait en ce moment à ce degré d’ardeur, c’était à cause de sa jalousie. Cette redoutable passion, toute mêlée de chair et de sang, et qui, chez la plupart des hommes, demeure confinée aux bas-fonds les plus haineux de l’âme, prend cependant, chez quelques cœurs d’élite, une forme aussi élevée qu’elle est rare : celle d’une émulation de dévouement. En face de l’amant aimé, qui avait tout reçu, tout possédé, d’Andiguier représentait l’amour chevaleresque et désintéressé, celui que le vulgaire traite volontiers de dupe, et qui le serait, s’il ne réservait pas à ses dévots les ineffables voluptés du sacrifice. Que peut faire cet amour sans voluptés, cet amour qui n’est pas partagé, en face de l’autre, sinon lui prouver et se prouver qu’il aime davantage, sinon dépasser l’amour heureux, l’écraser par la magnificence de ses immolations, par la prodigalité de ses tendresses ? Lutte douloureuse et sublime, dont un des amoureux de cette race, le romanesque et mystérieux La Bruyère, a ramassé les fiertés dans ce soupir : « C’est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup,