Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/248

Cette page a été validée par deux contributeurs.
242
REVUE DES DEUX MONDES.

fois, la faute que l’on ne soupçonnait point va chercher dans l’âme une fibre de tendresse plus intime et plus douce. On se prend à plaindre celui ou celle qui n’est plus, d’avoir été faible. C’est à soi-même que l’on en veut si ce cœur ne s’est pas ouvert. On se reproche de ne l’avoir pas fait s’ouvrir, de ne l’avoir pas deviné. On se dit : « Je ne lui ai pas assez montré combien je l’aimais, » et l’on se met à l’aimer davantage encore. C’est un rapprochement, au lieu d’une séparation, c’est un réchauffement, une nouvelle poussée d’émotions vivantes, là où ne végétaient plus que les froides fleurs du regret et du souvenir. Quand cette seconde mort par le mépris ou ce renouveau par la pitié s’accomplit à propos d’affections toutes spirituelles, celle, par exemple, d’un frère pour un frère, d’un ami pour un ami, la tragédie en est toujours bien pathétique, moins pourtant qu’à l’occasion d’une femme que nous avons aimée d’amour, et lorsque nous apprenons qu’elle a aimé, elle aussi, hors de nous et à notre insu, qu’elle s’est donnée à quelqu’un que nous avons absolument ignoré, et dans des conditions qui furent toutes un mensonge à notre égard. Pour que le mélange de jalousie physique et de déception morale soudain remué en nous ne se résolve pas en un flot d’acre rancune, il faut que notre façon de sentir soit très généreuse et très haute. Toutes les trahisons servent de pierre de touche à la magnanimité, aucune au même degré que celle-là.

Magnanime, certes Philippe d’Andiguier l’était, dans la pleine signification de ce beau mot. Il avait vraiment cette noblesse innée du geste intérieur, qui écarte jusqu’à la plus vague idée d’une bassesse ou d’une mesquinerie. Il était absolument, instinctivement étranger à cette pauvreté du cœur qui voit une duperie dans le fait d’aimer sans être aimé. La poésie profonde de son sentiment pour Mme Duvernay avait résidé dans ce renoncement anticipé à toute espérance et à tout désir. Il avait accepté qu’elle épousât un autre homme et il avait assisté à son existence de ménage, non sans jalousie, mais sans révolte, et son pire regret avait été qu’elle ne fût pas plus heureuse. Devenue libre, il avait continué de vivre dans son atmosphère, sans même oser concevoir que rien pût changer dans leurs rapports. Morte, il avait poussé la dévotion jusqu’à cet héroïsme d’obéissance qui lui avait fait brûler, sans les lire, les lettres qu’elle lui avait laissées. Aucune nuance d’égoïsme, fût-ce la plus légère, n’avait terni la pureté de