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écoles et des théâtres ; il a enfanté des habits, des journaux, du gaz, du linge, de l’hygiène et des égouts : il a enfanté des richesses et des plaisirs, de la philanthropie et des sociétés d’assurances, même des constitutions politiques et des systèmes philosophiques ; mais il n’enfante pas de l’amour ni de la joie, surtout il n’enfante pas de la résignation et de l’idéal, c’est-à-dire de la paix et de l’espérance. La fumée des locomotives et du tabac en contient-elle plus que la fumée de l’encens ?

Le prêt populaire à bon marché est une belle chose ; mais ce n’est pas en prêtant aux besogneux à 5 ou même à 4 pour 100, que l’on résoudra la « question sociale. » Elle ne sera jamais résolue, parce qu’elle n’existe pas. Et, en effet, elle n’existe que dans notre imagination ; elle ne vient pas de l’estomac, comme on pense, elle vient du cerveau et du cœur. Aux maux imaginaires il faut des remèdes spirituels.

Toutes nos batailles modernes contre les élémens, toutes nos victoires sur la matière, n’ont, au moral, abouti à rien. La masse intelligente demeure irritée, exacerbée, les sens plus subtils, l’esprit bandé vers un but impossible et l’âme triste, déçue. Nous avons, pour beaucoup produire, évoqué le génie de la force et déchaîné le Génie de la vitesse ; ils dévorent l’ouvrage ; nous devons marcher et les suivre ; ces esclaves-machines nous entraînent. Bientôt il n’y aura plus de place perdue sur la terre, il n’y aura plus de temps perdu dans la vie ; mais, entassât-on cent fois plus de jouissances, l’humanité sera la proie d’un terrible ennui, l’ennui que l’on éprouve à regarder les villes que ne surmontent aucune flèche, aucun dôme, aucune tour, toutes choses de première nécessité, quoique parfaitement inutiles en elles-mêmes. Les ouvriers, les paysans, tous devenus « bourgeois, » dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, tous devenus penseurs, sentiront par là même des soutira nées qu’ils ignoraient naguère, — celles de la pensée, — et seront désespérés d’être au monde, ayant perdu la certitude d’en trouver un meilleur au sortir de celui-ci. C’est alors que le peuple vomira les religions laïques, laborieusement absorbées ; il pleurera pour avoir une âme et pour qu’on lui rende un Dieu.


Vte G. D’AVENEL.