Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
LE FANTÔME.

moment, Éveline s’approchait de moi pour regarder ce panneau qui semblait tant m’intéresser. À peine si je lui laissai le temps d’y poser les yeux. Pourquoi sa présence devant ce tableau, à cette minute, m’était-elle physiquement intolérable, sinon parce qu’elle était la fille de l’autre, et que tout l’être se révolte contre certains mélanges de sensations ?… Quel avertissement ! Et que ne l’ai-je écouté !…

N’en fut-ce pas un autre, et plus significatif, que cette première visite à l’hôtel de la rue de Lisbonne, — où nous habiterons à notre rentrée ? Par quel égarement encore ai-je accepté cette combinaison ? et comme j’en redoute l’accomplissement ! Par bonheur, l’hôtel a été loué à des étrangers jusqu’à l’année dernière, en sorte que, du moins, l’installation n’est pas restée la même que du vivant d’Antoinette ; mais Éveline, durant cette première visite, suppléait à ces changemens par ses souvenirs. Elle me conduisait de chambre en chambre, se rappelant, tout haut, sa vie de petite fille et celle de sa mère, et me les rendant présentes. Je me prêtais à ce jeu de mémoire, avec une curiosité, d’abord émue, qui bientôt devint douloureuse. L’évocation de son existence d’enfant me reportait d’une manière trop précise à mon existence d’amant à la même époque. Je sentais, moi aussi, mes souvenirs renaître et un dédoublement s’accomplir entre les deux femmes. L’image de la mère se détachait, se distinguait de celle de la fille, à chacun des mots d’Éveline. Elle disait : « Je faisais ceci… Maman faisait cela… » et cette hallucination où elles se sont confondues se dissipait. Je les sentais deux, — et deux rivales !… À un moment, et comme nous venions d’entrer dans le petit salon, où Antoinette s’enfermait pour m’écrire, je vis soudain la jeune fille reflétée dans la glace de la cheminée. Le miracle de sa ressemblance avec la morte, qui m’avait jusque-là charmé jusqu’à la fascination, me donna soudain la secousse d’une véritable épouvante. Je crus apercevoir le fantôme d’Antoinette elle-même qui venait nous chasser de cette chambre où elle m’avait tant aimé en pensée. La voix de la vivante, m’appelant par mon nom, et me parlant avec sa confiante amitié, me fit tressaillir, comme une profanation. Je lui dis : « Je ne me sens pas bien, allons-nous-en d’ici… » Et je l’entraînai hors de cette chambre, hors de cette maison, jusqu’à la voiture où son excellente tante nous attendait. J’avais eu la chance que Mme  Muriel eût redouté de monter les escaliers et qu’aucune de ses cousines