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soi toute l’épreuve, porter toute la croix, comme Éveline dirait, elle qui prie, elle qui a, dans les minutes trop dures, un autel où s’agenouiller, un appui d’en haut à implorer ? Moi, je n’ai que moi, et cette vie à deux a cela de particulièrement éprouvant dans une telle crise, que la tendresse inquiète de ma compagne ne me laisse pas me concentrer dans ce « moi, » m’y piéter, m’y raidir. Ses doux yeux, si cruels à leur insu, ont cette inquisition de l’amour jaloux qui veut lire jusqu’au fond de l’être aimé, y découvrir le chagrin caché, le consoler, le partager. À une blessure comme la mienne, et de cette profondeur d’empoisonnement, ce qu’il faudrait, c’est la paix absolue, la totale solitude, qu’aucune main n’essayât de s’en approcher, même pour la panser, et qu’elle saignât, saignât, saignât indéfiniment. Depuis que je me suis assis à ma table pour penser tout haut sur ce cahier, il m’a semblé qu’un peu du sang de la plaie coulait en effet dans cette confession, et j’ai si longtemps hésité à me la permettre, à reprendre ce dangereux journal ! Mais cette comédie de toutes les heures me rendait fou. Il faut que je sois vrai, complètement, férocement vrai avec quelqu’un, ne fût-ce qu’avec moi, et vis-à-vis de ce papier blanc, quand je n’aurais, pour m’abandonner à cette sincérité absolue, qu’un instant comme celui-ci, conquis par un mensonge ! Pour avoir le droit de m’enfermer sous clef dans cette chambre, j’ai dû prétexter une fatigue, le besoin de me reposer. Je sais qu’Éveline est là, dans la pièce voisine, tourmentée de ma souffrance, s’imaginant que je dors, n’osant qu’à peine bouger. Quelle pitié ! Et moi, j’étouffe mes mouvemens, je ne me lève pas, je ne remue pas, de peur qu’elle ne vienne, me sachant éveillé, frapper à ma porte et me demander si je suis mieux, de sa voix qui m’émeut jusqu’aux larmes, et qui me donne envie de me jeter à ses genoux et d’implorer mon pardon… Mon pardon, et de quoi ? Est-on coupable, quand on s’est élancé vers ce que l’on croyait le bonheur avec son âme tout entière, égaré, mais avec tant de bonne foi, par le mirage de l’espérance, trompé, mais si sincèrement, par cette puissante magie du désir qui flotte comme une vapeur entre nous et la réalité ? Un cœur d’homme n’est pas à trente-cinq ans ce qu’il était à vingt-cinq. Une jeune fille de vingt ans et une femme de trente ans ne sont pas le même être. L’amour hors du mariage n’est pas ce qu’il est dans le mariage. Ces vérités me paraissent aujourd’hui bien claires, bien élémentaires. Je ne les ai pas comprises. Je n’ai