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à gouverner chacune un lot de territoire énorme, peuplé de 80 à 100 millions d’habitans. Ces habitans appartiennent à la race la plus profondément différente des Occidentaux par ses traditions, ses habitudes, sa morale, sa conception de la vie, son âme tout entière, qui soit dans le monde. À ces provinces chinoises, peu gouvernées en somme aujourd’hui, où l’on vit très misérablement sans doute, exposé à bien des fléaux naturels, mais tranquille du moins pourvu qu’on se conforme aux traditions, à ces pays figés depuis tant de siècles dans un certain moule, les Européens voudraient imposer tout un flot de nouveautés et, en outre, une bureaucratie absolument différente de celle qui y existe, beaucoup plus pointilleuse et méticuleuse, se mêlant beaucoup plus des affaires de chacun. Nous venons d’assister au mouvement produit par l’introduction, — à dose bien petite relativement à ce qui arriverait après un partage, — de quelques innovations. Nous avons vu antérieurement les difficultés considérables auxquelles se sont heurtés les Français au Tonkin, les Anglais en Birmanie, les Japonais à Formose, en des pays imbus de la civilisation chinoise, mais habités par des populations bien plus molles que la race chinoise. Que serait donc la Chine au lendemain du démembrement ? Un immense brasier de guerre civile, le peuple le plus nombreux du monde en insurrection ; et les Chinois, mauvais soldats, sont d’admirables émeutiers. Nous reculons, quant à nous, devant une pareille perspective. Qu’on ne nous parle pas de l’exemple de l’Inde, soumise à l’Angleterre, et trois fois plus peuplée que ne le serait la tranche de Chine de chaque nation européenne. L’Inde est un pays divisé entre dix peuples qui se détestent et trois ou quatre civilisations ; les divisions de caste ajoutent encore au manque de cohésion des indigènes et à l’impossibilité d’une action commune. Il a été possible, en jouant habilement de toutes ces passions et de tous ces intérêts divergens, de soumettre le pays à une autorité européenne en y conservant pourtant les cadres sociaux. En Chine, rien de pareil : un peuple où se trouvent confondus des élémens, d’origine diverse peut-être, mais tous coulés dans le même moule par une communauté de civilisation qui dure depuis des dizaines de siècles ; une classe dirigeante unique dont l’esprit est trop opposé à celui des Européens pour qu’ils puissent jamais compter sur elle et qu’ils ne pourraient conserver parce qu’il n’existerait rien pour lui faire contrepoids, alors que dans l’Inde les hiérarchies