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se combiner, s’opposaient et allaient s’opposer de plus en plus, ce chiffre formidable d’une multiplication par 33 suffit à mesurer la portée de la révolution qui s’accomplissait.

La première tranche de 240 000 représentait un système d’intérêts, une manière de vivre et de penser, une couche de la société ; et les trente-deux autres tranches, au contraire, représentaient des intérêts qui peut-être ne se confondaient pas ensemble, des idées, des couches sociales qui sans doute n’étaient pas toutes semblables entre elles, mais qui se ramenaient encore bien moins et ressemblaient encore bien moins à ce que voulaient, pensaient et étaient les Deux cent quarante mille. Censitaires à deux cents francs, ils étaient comme le lit d’argent sur lequel reposait la monarchie de Juillet ; et l’allégorie était simple et criante : ce régime fondé sur l’argent, en un jour renversé et remplacé par tout ce qui, dans la nation, n’avait pas l’argent, par tout ce qui n’était point l’argent. En ce point se rejoignaient la révolution économique et la révolution politique : la véritable révolution était là ; elle n’était pas dans les journées de Février qui n’avaient fait que de jeter bas un trône et d’improviser une République, soit, au total, que de changer la figure, l’apparence, l’aspect extérieur de l’Etat ; elle était là, dans l’établissement du suffrage universel, qui, du sommet à la base, et jusqu’à en muer la substance et l’essence, bouleversait à fond l’Etat tout entier.

Désormais l’Etat tout entier allait porter, non plus sur ce lit d’argent, assez mince, des 240 000 électeurs censitaires, mais sur l’épaisse accumulation des trente-deux couches d’électeurs populaires, à moins de deux cents francs ou à rien. Soit au repos et dans sa statique, soit en action et dans sa dynamique, l’Etat aurait désormais, soit comme base, soit comme moteur, le Nombre ; l’introduction du Nombre dans la mécanique de l’Etat concorde donc et peut se comparer absolument avec l’introduction de la vapeur dans la mécanique des métiers. De même que l’une avait prodigieusement accru et sous tous les rapports transformé le travail industriel, ainsi l’autre allait notablement accroître et transformer radicalement le travail d’Etat. En première ligne la législation, qui en est le principal produit. Car, dans l’Etat, d’une part, tout doit désormais se faire par la loi, et, d’autre part, la loi ne peut se faire que par le Nombre. La conséquence nécessaire est que, faite plus ou moins directement par le Nombre, mais dans tous les cas inspirée par lui, la loi sera plus ou moins