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brusquement modifiées du tout au tout, mais les conditions et les circonstances de la vie de l’ouvrier, dans l’usine et hors de l’usine ; de sa vie tout entière, je veux dire de sa vie matérielle et de sa vie intellectuelle ou morale. Ce n’est pas seulement le travail qui d’individuel est devenu collectif ; c’est en quelque manière la vie même de l’ouvrier, à qui un intérêt collectif évident et permanent a créé, comme le besoin appelle la fonction et comme la fonction crée l’organe, une espèce de conscience ou d’âme collective.. Par cette conscience ou cette âme, chacun de ces ouvriers réunis pour une même fin, dans une même profession, en un même lieu, a senti bien plus vivement et tout ce qui le touchait personnellement et tout ce qui touchait son groupe ; mais le groupe a senti bien plus vivement et tout ce qui, touchant chacun de ses membres, le touchait lui-même et, avec lui, et en lui, toute la corporation. — Deuxième transformation : les ouvriers sont devenus la classe ouvrière, économiquement, sociologiquement et psychologiquement très différente.

D’autant plus que, la concentration des instrumens du travail exigeant de grandes mises de fonds, il s’est passé pour le second facteur de la production, pour le capital, ce qui se passait pour le travail ; il s’est concentré de son côté, jusqu’à être un groupement de capitaux ; de même que le travail, en face de lui, le capital a pris quelque chose de collectif ; souvent lointains, uniquement présens par leur argent, et plutôt banquiers qu’entrepreneurs, anonymes vis-à-vis d’une masse ouvrière qui, elle aussi, n’est pour eux qu’une force humaine anonyme, — un tas de muscles ajouté à un tas de charbon, — mais rapprochés et resserrés entre eux dans la recherche du bénéfice, les patrons sont devenus le patronat ; du moins ils apparaissent tels aux yeux méfians des ouvriers, qui leur prêtent volontiers, comme ils l’ont eux-mêmes, une espèce d’âme ou de conscience de classe, opposée, sinon hostile à la leur.

On ne saurait trop insister sur cet aspect psychologique de la question sociale ou de la question ouvrière. Tous les statisticiens, tous les économistes et tous les sociologues ont beau faire : quand même ils nous démontreraient par des chiffres irrécusables que l’ouvrier d’aujourd’hui peine moins, gagne plus, est mieux logé, mieux vêtu, mieux nourri que l’ouvrier d’autrefois, si bien que son existence, en somme, loin d’être pire, est certainement et de beaucoup meilleure, ce serait peut-être la vérité statistique,