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toutes sortes de chatoiemens, de reflets successifs avec des transparences d’eau… C’est le lac d’autrefois qui reprend sa magie, qui se donne l’illusion de revenir, d’étendre encore sa bigarrure à la dernière heure du jour. Un cap osseux, très estompé, tombe en chute roide comme sur un plateau de cristal. Et puis, tout au fond, dans la brume violet pâle, s’esquissent encore d’autres nébulosités, d’autres songes de montagnes…

Quelques instans après, la nuit tombait par grandes nappes d’ombre. Et ce qui prenait maintenant un caractère extraordinaire, fantastique, c’étaient ces tumulus chauves semés çà et là, sur chacun desquels veillait, persistait une lueur. Enfin, tous à la fois, ils sombraient parmi cet engloutissement de la terre, cette stupeur agrandie et tragique telle que j’aime à me la figurer répandue sur les plaines de Ninive…

Le lendemain matin, après une nuit noire et humide à l’auberge de Tierra Negra, j’avais regagné, dix kilomètres plus loin, le rio Bogota et une autre lisière des collines. Là, en effet, commence la brèche des géans ouverte, sinueuse, par la ruée des eaux. L’œil mesure curieusement ces grandes et fières assises de rochers, tapissées de plantes saxatiles, de touffes agrestes sur leur renflement menaçant ou dans les anfractuosités de formidables tours naturelles. De ces falaises se sont détachés autrefois d’énormes blocs de grès, et le torrent, qui cascade autour et pardessus avec une violence folle, rappelle le cours de la Viége dans les parties les plus tourmentées de sa vallée.

Cependant, une fois de plus, l’on s’étonne des proportions colossales de l’œuvre comparées à l’exiguïté relative de son agent ; sans doute les précipitations atmosphériques ont bien diminué avec le refroidissement de la terre ; mais plutôt, soudain, éblouissante, apparaît la notion du temps nécessaire à un tel travail ; on éprouve physiquement, la conscience de cette chose : un millier d’années. Un peu plus loin, toujours avant le gouffre, avant le drame, il y a encore, intermèdes savamment ménagés par la nature, des repos dans cette folle course à l’abîme, lacs verts, coins de rocaille, paysages simplement jolis qui aiguisent la curiosité, irritent l’angoisse.

Et enfin, brusquement, un horizon singulier se déploie, vide bleuâtre, d’abord, au ras de la terre qui manque, cirque pélasgique de roches en margelle de puits et dominé, sauf une échappée vers l’Ouest, par l’assemblée habituelle de cimes vaporeuses. Déjà