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s’appellent Gutierrez, Espinosa, Vargas, comme les enfans et les bâtards mêmes des conquistadors. Leur type, bien connu, quoique modifié par les alliances, se retrouve encore, çà et là, presque intact et toujours caractéristique : la taille trapue, les cheveux plats et noirs et, chez ceux qui habitent les plateaux, un teint très blanc, coloré à mesure qu’on descend. De même, par une structure plus ramassée et plus solide, par les yeux bridés, les pommettes saillantes, plusieurs, restés fidèles au type ancestral, rappellent étonnamment les races jaunes. Et leurs filles assez fréquemment sont jolies. Quand elles ne rougissent pas en se cachant le visage, leurs yeux portent sur vous une grâce candide et claire. Sauvages fleurs des Andes, qui ne manqueraient pas de charme, sans l’innomable incurie corporelle qui forme, on pourrait presque le dire, le trait distinctif de la race.

Heureusement, la sympathie qu’ils inspirent ne se laisse point diminuer par ces détails. Et ils l’appellent, très certainement, par une sorte d’expression mystérieuse, inconsciente et plaintive, répandue en général sur leurs traits, par le voilé même de leur sourire. Ces mélopées qu’on surprend du reste rarement sur leurs lèvres, quel murmure au fond, quelle lamentation éternelle, reprise sous mille formes, sur des mètres divers, mais une et inextinguible ! Regrettent-ils, inconsciemment peut-être, à travers la nuit des légendes, leur assimilation, leur liberté perdue, les siècles évanouis où les marches de leur empire se miraient au rio Suarez, où Zipaquira était le Versailles doré des souverains muyscas ? Jusqu’aux petits enfans dont la gravité précoce, le sérieux imperturbable font un peu de peine : à cet âge-là, ils devraient se disputer et courir…

Ces mêmes sensations plutôt que réflexions me subjuguent à chaque pas pendant les promenades dans le vaste domaine de l’hacienda, sur nos bonnes mules passant partout, balayant les herbes de leurs longues queues flottantes. Tandis que nos silhouettes équestres défilent contre le fond vert pomme des cannes gigantesques, contre les larges fers de lance des bananiers, le majordome, en tête, se retourne à tout instant. Il dit les travaux et les gains des cultures. Il explique ; il étend le bras vers la gauche, et ce sont les riches seconds plans des prairies, des potreros qu’il désigne, tout embués de vapeurs dans le sommeil de la vallée, ou bien par ici, vers ces hauteurs ; — et son geste se perd sur la nappe inclinée des pastos poussés hauts et drus à