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celui qui apparaît ici-bas comme l’intermédiaire entre le ciel et les humbles conditions de ce monde ; et j’ai vu aussi, ce maître, cet haciendado, obligé de détourner ses yeux qui ne pouvaient se défendre d’une imperceptible émotion, comme pour recommander là-haut ce petit peuple si aimant, si soumis, si filial, — on les appelle, même les plus âgés, même les plus âgées : Mi hijo, mon fils, mi hijita, ma petite fille ; — comme pour prendre à témoin le Dieu des maîtres et des serviteurs de ses bons efforts sur ce domaine terrestre.

Barbare comme eux, je l’avoue, devant ces touchans rappels des temps patriarcaux, je les aime d’une effusion fraternelle, ces paisibles Indiens, ces timides péons. De leurs aïeux de la conquête, ils n’ont du reste plus guère que cette hérédité de douceur native transmise au fond du sang, encore que bien appauvrie par les terribles saignées dont elle arrosa, sous le fer espagnol, la terre nourricière des Andes. Les chiffres, fournis par les conquérans eux-mêmes, font frémir. Les autochtones de race pure, qu’Acosta évalue à huit millions au début de la conquête, ne comptent plus aujourd’hui que pour 200 000, disséminés par petits groupes dans les halliers les plus farouches de la République. Quesada lui-même, après avoir conquis la Savane sur ses deux millions d’habitans, attestait, trente-neuf ans plus tard, n’y avoir plus rencontré que quelques tribus errantes et misérables. On peut tenir pour certain que, jusqu’en 1729, époque où Philippe V dut interdire le travail forcé des Indiens dans les mines, cette dépopulation effrayante de la Nouvelle-Grenade par les cruautés, un travail sans merci, les fusillades, les autodafés, l’indifférence des gouvernemens locaux aux épidémies, enfin, cette mise en coupe réglée des populations inoffensives comme jamais envahisseurs n’en rencontrèrent, passa en horreur ténébreuse les crimes les plus inexpiables de l’histoire.

On comprend que de pareils traitemens aient atteint leur but et fait perdre aux hoirs actuels les dieux, les traditions, la langue et jusqu’au souvenir de leurs malheureux pères. Ils ne sont plus que des paysans d’Amérique, sauf ceux qui, exempts de tout mélange comme les Motilones, les Orejones et les Guajiros, irréductibles au plus épais de leurs selves, ont déclaré une guerre au couteau, une guerre éternelle aux blancs et à leurs séductions. Les autres, ceux que j’ai sous les yeux, extrêmement métissés, portent les costumes que l’ironique civilisation leur imposa. Ils